C'est son Sally Can't Dance à lui. L'album maudit de Nino Ferrer sorti en pleine époque anachronique, celle où les productions variété et vulgaires façon Goldman ou Balavoine faisaient florès.Enregistré à la Taillade, dans sa maison studio et entouré d'un revigorant groupe de jeunes rockers, Ex Libris est marqué par le deuil du père chéri. C'est d'ailleurs à Pierre Ferrari que l'on doit l'illustration de l'ex-libris qui donne son visuel et son titre au disque.
Plusieurs chansons sont d'ailleurs des hommages à la figure paternelle, parmi lesquelles "Un mot qui tue" (peut-être la plus belle chanson de l'artiste) et le déchirant "Rondeau" enregistré en solo par Nino tout comme les entêtantes ritournelles de "Toccatina" et "Barberine". Ces deux morceaux servent en outre de trame à la BO du formidable Litan (La Cité des Serpents Verts), chef d'oeuvre méconnu et maudit de Jean-Pierre Mocky et dans lequel le visage sculpté à l'insondable tristesse du chanteur campe le très convaincant docteur Julien.
Ex Libris voit sa genèse inscrite dans la période la plus sombre de Nino Ferrer. Les succès planétaires de "La maison près de la fontaine " et" Le sud" sont déjà loin. Le prog-rock de Métronomie, Nino and Leggs pour novateur qu'il fût est resté confidentiel et à son grand dam, l'oeuvre de l'artiste décrit comme bipolaire par ses plus fervents accompagnateurs, demeure incomprise et bien souvent ignorée du grand public.
La défiance que Ferrer a nouée depuis longtemps avec les media qui le snobent sans vergogne lui inspirent le texte au vitriol de "Télé libre". Qui prêterait à rire dans son martèlement digne des plus célèbres chansons-fleuves en talk-over de Léo Ferré s'ils ne témoignait à ce point de la grande souffrance et rancoeur du chanteur.
Sorte de new wave vaguement funky, Ex Libris brille aussi par la guitare espiègle de Mickey Finn rencontré lors de l'enregistrement de ...and Leggs - le texte tendre et déconneur de "Micky Micky"- saupoudré d'adorables choeurs féminins, l'un des gimmicks irrésistibles de l'album
Mais Ex Libris demeure avant tout un tour de force des synthétiseurs joué tout à tour par Nino lui-même ("Toccatina", la valse très novö de "Barberine") ou par l'alter ego Bernard Estardy, avec qui le chanteur entretient depuis toujours un lien amour-haine qui le fera pourtant avancer artistiquement jusqu'à leur rupture intervenue lors de cet album clé.
Homme à femmes ("Claire", Anne" sont d'autres incontournables hymnes aux amours déçues), Nino Ferrer est aussi celui des juments ("Semiramis"), et convie cet esprit contestataire et écorché ("Riz complet", "Télé libre)" dans une oeuvre qu'on aurait tort de minimiser.
D'autant que celle-ci est sans doute la dernière d'intérêt dans une discographie qui consistera dorénavant à balbutier les succès d'antan, ces tubes autant révérés que détestés par Nino.
Le pourfendeur des "variétés verdâtres" et véhicule de la "désabusion" signe ici un disque sans concession. Un disque qui tue.
En bref : l'un des secrets les mieux gardés de la pop et de la chanson française, Ex Libris reste associé par son legs, à un merveilleux exercice de style S.F cinématographique. Le chant du cygne malaisé d'un des artistes les plus essentiels que la France ait connus.