Ces deux formes très particulières de pendants apparaissent elles-aussi vers le milieu du siècle : deux sortes d’exagération nées de l’épuisement des sujets classiques et de la recherche de renouvellement.
Pendants rhétoriques
Ces pendants sont un dérivé complexe des allégories : plutôt que de se contenter d’illustrer une notion abstraite par ses attributs conventionnels, ils transposent visuellement une ou plusieurs phrases, que l’on peut reconstituer mot à mot.
Pour d’autres pendants du même type, par le maître du genre, voir Les pendants rhétoriques de Batoni
La Justice et la Clémence La Bonté et la Génerosité
Lagrénée, 1765, Musée national du château de Fontainebleau
Le point de départ des pendants rhétoriques est purement décoratif : des figures allégoriques, dérivées de l’Iconologie de Ripa, illustrent mot à mot chaque concept.
Ici Lagrénée représente par des couples féminins deux vertus voisines, ce qui se déchiffre en deux phrases :
- La Clémence (avec son lion muselé) implore la Justice (avec sa balance)
- La Générosité (avec sa corne d’abondance) accompagne la Bonté (qui donne son lait).
Le sein dénudé signale les deux vertus principales, tandis que l’enfant sert de pivot, comme une copule entre les deux assertions.
Allégorie de la Beauté Allégorie de la Richesse
Gaetano Gandolfi, 1779, Kunsthalle, Breme
Gandolfi a créé ces deux pendants pour décorer le palais de la famille Buratti de Bologne.
Allégorie de la Beauté
Un jeune homme appuyé sur une harpe enlace une jeune fille blonde portant un collier de corail, en tendant au dessus de sa tête un miroir sans lequel ils se regardent l’un l’autre. Les deux sont couronnés de roses.
Traduction littérale : L’Art reflète la Beauté.
Allégorie de la Richesse (SCOOP!)
Plus complexe, ce tableau montre lui aussi un couple, mais dissocié :
- un homme plus âgé, entre un cheval et un dogue, fait tomber de sa bourse des pièces d’or et d’argent ;
- une femme regarde vers l’arrière, une tige feuillue dans la main droite et une coupe d’or dans la gauche.
L’un porte un chapeau à plumet décoré de joyaux et de perles, l’autre une couronne dorée.
Il est facile de comprendre que l’homme représente la Richesse. Comme le cheval n’a pas de mors et le dogue pas de chaîne, on peut même préciser : La Richesse immodérée.
Pour la femme, la clé se trouve comme souvent dans L’iconologie de Ripa, au paragraphe qui explique comment représenter la Grâce divine :
« On la peint habituellement comme une femme belle et souriante qui tourne la face vers le ciel, où le Saint Esprit se trouve sous la forme d’une colombe. Dans la main droite elle tient un rameau d’olivier avec un livre, dans la main gauche une coupe… Le rameau d’olivier signifie la paix, qu’en vertu de la Grâce le pécheur réconcilié avec Dieu ressent dans son âme. La coupe dénote elle aussi la grâce, comme le dit le prophète : « Calix meus inebrians quam praeclarus est ». (voilà la coupe qu’ils auront en partage). » [7]
L’absence de la colombe a le même sens que l’absence du mors et de la chaîne. Je risque donc la traduction :
« De la Richesse immodérée la Grâce divine se détourne ».
La logique du pendant
Chaque tableau se déchiffre indépendamment, mais il y a tout de même un jeu de correspondances purement formelles entre les deux :
- femme vue de face et le regard vers le haut, femme vue de profil et le regard vers le bas ;
- homme vue de profil et homme vu de face ;
- miroir et coupe, deux objets circulaires portés en l’air ;
- couronne de fleurs et couronnes de métal.
L’absence de thème commun a fait penser que ces deux tableaux étaient au départ prévus pour une série des Quatre Saisons qui n’a pas été réalisée : le jeune âge et la beauté du premier couple ferait allusion au Printemps de la vie, la maturité et la richesse du second à l’Automne.
La Beauté guidée par la Tempérance rejette avec mépris les sollicitations de la Jouissance La Beauté guidée par la Prudence et couronnée par la Perfection
Angelica Kaufmann, 1780 Art Museum of Estonia, Tallin
Derrière les habits à l’antique et les allégories élevées, le pendant véhicule un message parfaitement clair à l’intention des jeunes filles :
comme la Tempérance (avec son mors) l’a prévenue contre la Jouissance (la guirlande de grappes, le tambourin)
la jeune fille modèle, accompagnée par la Prudence (avec son miroir) rencontre enfin la Perfection, à savoir ce lauréat idéal qui lui propose la couronne (de mariage).
Pendants formels
L’accoutumance des spectateurs à la lecture en pendant fait que certains artistes, dans une sorte d’art pour l’art, se mettent à apparier des scènes ayant peu ou pas de rapport logique, pour la simple jouissance de leur harmonie plastique.
Le rapt d’Hélène Enée portant Anchise.
Paolo Pagani, vers 1700, collection privée
La motivation principale du pendant est un exercice de style : étude comparée sur le portage d’un corps qui s’abandonne, en exploitant le contraste visuel maximal entre deux académies opposées (une jeune femme et un vieillard).
On notera néanmoins le choix judicieux des sujets, le second (la fuite après la destruction de Troie) étant la conséquence directe du premier (le rapt qui déclenche la Guerre de Troie). Le peintre offre ainsi au spectateur imaginatif, en pointillé entre les deux pendants, toute l’Iliade en raccourci.
Le bât (The packsaddle)
Subleyras, 1735, Ermitage, Saint Petersbourg
La Jument de Pierre
Subleyras, 1735, Ermitage, Saint Petersbourg
Tout en illustrant fidèlement deux fables libertines de La Fontaine, qui toutes deux parlent d’un équidé, ce pendant obéit aux règles de la symétrie :
- deux femmes en chemise, une brune et une blonde, vue de face et vue de dos ;
- à côté, deux hommes, à genoux et debout, la touchent de la main droite.
A gauche, un peintre caricatural s’ingénie à recopier, sur le ventre de la jeune femme, un âne à partir d’un carnet de croquis posé à terre.
A droite, un docteur en robe noire, la main à la braguette, lit dans les livres posés à terre les sortilèges qui permettront de la transformer en jument.
Ci-dessous le texte complet de la fable Le bât, et un extrait choisi de La Jument du compère Pierre :
Un peintre était, qui jaloux de sa femme,
Allant aux champs lui peignit un baudet
Sur le nombril, en guise de cachet.
Un sien confrère amoureux de la dame,
La va trouver et l’âne efface net;
Dieu sait comment; puis un autre en remet
Au même endroit, ainsi que l’on peut croire.
A celui-ci, par faute de mémoire,
Il mit un bât; l’autre n’en avait point.
L’époux revient, veut s’éclaircir du point.
Voyez, mon fils, dit la bonne commère,
L’âne est temoin de ma fidélité.
Diantre soit fait, dit l’époux en colère,
Et du témoin , et de qui l’a bâté.
La Fontaine
…Mon dessein est de rendre Magdeleine
Jument le jour par art d’enchantement,
Lui redonnant sur le soir forme humaine…
Messire Jean par le nombril commence,
Pose dessus une main en disant:
Que ceci soit beau poitrail de jument.
Puis cette main dans le pays s’avance.
L’autre s’en va transformer ces deux monts
Qu’en nos climats les gens nomment tétons;
Car quant à ceux qui sur l’autre hémisphère
Sont étendus, plus vastes en leur tour,
Par révérence on ne les nomme guère;
Messire Jean leur fait aussi sa cour;
Disant toujours pour la cérémonie:
Que ceci soit telle ou telle partie,
Ou belle croupe, ou beaux flancs, tout enfin.
Tant de façons mettaient Pierre en chagrin;
Et ne voyant nul progrès à la chose,
Il priait Dieu pour la métamorphose.
C’était en vain; car de l’enchantement
Toute la force et l’accomplissement
Gisait à mettre une queue à la bête:
Tel ornement est chose fort honnête:
Jean ne voulant un tel point oublier
L’attache donc: lors Pierre de crier,
Si haut qu’on l’eût entendu d’une lieue:
Messire Jean je n’y veux point de queue:
Vous l’attachez trop bas, Messire Jean.
La Jument du compère Pierre
Fêtes Galantes
Watteau (voir Les pendants de Watteau) et son élève Pater (Les pendants de Pater (1/2)) produisent à partir de 1715 de nombreux pendants que l’on désigne habituellement par le terme de Fêtes Galantes. Ils ont parfois un sujet commun, mais si discret que l’élégance consiste à l’effleurer..
Réunion galante dans un parc Fête galante dans un parc
Michel Barthelemy Ollivier, vers 1750, Musée de Valenciennes
Cet exemple, par un suiveur, montre tout l’intérêt de la formule :
- les costumes du temps jadis aux couleurs vives, les hautes frondaisons et les statues antiques, suscitent à peu de frais l’impression d’un ailleurs raffiné ;
- le découpage en deux vues constitue une sorte de panoramique élégant, avec l’avantage de l’ellipse centrale qui laisse ouverte toutes les hypothèses.
Ici, on serait bien en peine de trouver une quelconque logique, sinon l’opposition entre un cul-de-sac et une allée qui s’ouvre.
Rebecca et Eliézer Joseph et ses frères
Franz Anton Maulbertsch, 1745-50, Szepmuveszeti Muzeum, Budapest
Rebecca et Eliézer
Le sujet est tiré de la Genèse (24, 15-27) : Éliézer, serviteur d’Abraham est envoyé par ce dernier à la recherche d’une épouse pour son fils Isaac. Il décide de choisir, à l’arrivée, celle qui lui offrira à boire à lui et à ses chameaux. Derrière lui, un serviteur prépare déjà les bijoux donnés par Abraham.
Joseph et ses frères
Vendu par ses frères comme esclave aux Egyptiens, Joseph est devenu vice-roi d’Egypte. Ses rencontres avec ses frères – qu’il reconnaît mais qui ne le reconnaissent pas – comportent plusieurs épisodes (Genèse 42 à 46) : venus en Egypte acheter des denrées (l’un d’entre eux montre un plat rempli de pièces), ils repartent à trois reprises avec des marchandises (sac de blé et corbeille de fruits apportés par les deux esclaves du premier plan). La présence du jeune Benjamin (l’enfant aux pieds de Joseph) permet se situer l’épisode : le moment où Joseph oublie son ressentiment et révèle à ses frères qui il est.
La logique du pendant
Le point commun entre ces deux scènes de la Genèse est a priori très faible : don de l’eau, achat de la nourriture. Leur appariement exceptionnel semble résulter plutôt de considérations formelles, les deux se prêtant à une composition similaire. C’est ainsi qu’en partant du centre, on rencontre successivement :
- des chameaux,
- un homme qui porte les bijoux ou les pièces,
- un demandeur (Eliézer ou Juda, le porte-parole des frères),
- le personnage principal dans un spot de lumière (Rebecca ou Joseph) ;
- un bâtiment qui ferme la scène (fontaine ou façade du palais) .
L’éclairage très particulier révèle une intention plus subtile, dans lequel la forme coïncide avec le fond : le spot de lumière traduit plastiquement la révélation d’une identité : voici la femme recherchée, voici le frère retrouvé.
La Toilette de Vénus Séléné et Endymion
Le Mettay, vers 1757, collection particulière
Mort trop jeune, cet élève doué de Boucher nous a laissé ce pendant moins conventionnel et plus libertin qu’il ne semble.
A gauche, de jour, une classique Toilette de Vénus admirée par les nymphes ; à droite, de nuit, un sujet tout aussi classique où Seléné, déesse de la Lune, charmée par la beauté du jeune berger Endymion, descend toutes les nuits sur son croissant pour l’admirer dans son sommeil.
Vénus et Séléné, blondes et rosissantes, se font écho par leur posture similaire ; tandis qu’Endymion, assis au premier plan, reprend plutôt la pose de la nymphe en manteau rouge. Si dans le tableau de gauche la vedette qui attire tous les regards est naturellement Vénus et sa gorge découverte, c’est dans le tableau de droite Endymion, beau comme une nymphe virilisée, qui dénude ses jambes et ses têtons pour s’exposer comme objet du désir.
La rixe La séance de pose
Traversi, 1754, Louvre, Paris
Voici un cas où le pendant s’autonomise et devient une énigme visuelle où le plaisir consiste à deviner le rapport purement graphique entre deux scènes qui n’ont à l’évidence rien à voir. Quoi de plus différent qu’une rixe entre gentilshommes et une séance de pose ?
Commençons, de gauche à droite, par le gentilhomme en jaune, qui tient de la main gauche son bras blessé qui lui même tient un pistolet : son geste décalque celui de la modèle en bleu, qui tient de la main gauche son bras qui tient un éventail.
Vient ensuite le cabaretier à la tête inclinée, qui tente de ramener le calme en posant sa patte sur le blessé. Dans l’autre tableau lui correspond la serveuse à la tête inclinée, qui amène deux verres sur un plateau.
Continuons par la vieille femme en coiffe blanche : à gauche elle est vue de dos et s’interpose pour protéger l’homme au pistolet, à droite elle est vue de face et s’interpose pour vanter l’excellence du dessinateur.
Lequel, avec sa veste rouge, ses manches bouffantes, sa perruque cendrée et son sourire de profil, démarque exactement l’agresseur, avec son rictus de colère : sanguine contre épée, chacun tire le trait qui lui convient.
La leçon de musique La leçon de dessin
Traversi, 1755-1760, Nelson Atkins Museum, Dallas
Traversi reprend ici le même principe d’homologie entre des groupes de personnages, mais de manière moins systématique.
Les personnages qui échappent à cette mise en parallèle sont ceux qui donnent son sens à la narration :
- l’homme qui se penche sur le clavecin avec un sourire d’enchantement (accompagné de deux hommes qui discutent derrière) est, au milieu de cette assemblée de barbons, l’amant probable de la jeune musicienne ;
- l’homme qui exhibe avec humour le gribouillage de la petite fille (avec quatre joueurs de cartes derrière) est probablement son père, et l’époux de la dessinatrice.
Ainsi se profile discrètement la thématique si courante au XVIIIème siècle, de l’Amour léger (les amourettes, le badinage) comparé à l’Amour familial (voir notamment Les pendants de Pater (1/2) et Les pendants de Boilly : Ancien Régime et Révolution ).