Le XVIIIème siècle est véritablement l’âge d’or des pendants, qui sont à la peinture ce que le pas de deux est à la danse solo : une extension au carré de l’expressivité.
L’oeil des amateurs s’est accoutumé à rechercher les symétries, les oppositions, les concordances : la sempiternelle composition en V tend à s’effacer devant des compositions plus malignes, qui donnent des gages de spontanéité tout en restant profondément travaillées.
Le prix élevé n’est pas un problème, mais au contraire un signe de prestige. Et les châteaux rococos regorgent de boiseries à garnir.
Pendants à thème
Dominants à l’Age classique, les pendants très démonstratifs passent de mode : on ne rencontre plus de sujets purement binaires, et les thèmes illustrés sont soit des standards hérités de l’époque précédente (voir Les pendants d’histoire : le thème de la Clémence), soit des originalités sans lendemain.
Alexandre le Grand dans le Temple de Jérusalem, 1736 L’Idolatrie de Salomon, vers 1750
Sebastiano Conca, Prado, 53 x 71 cm
On considère aujourd’hui que ces deux ébauches ne constituent pas des pendants, à cause de l’écart temporel et des circonstances différentes de leur composition : on sait que le premier tableau était destiné à faire partie d’un série confiée aux plus grands peintres de l’époque et illustrant, à travers la Vie d’Alexandre, les vertus qui devaient orner un bon roi (en l’occurrence Philippe V). On ne sait rien sur le second, qui n’a donné lieu à aucun tableau terminé.
Pour expliquer la parenté entre les deux, on peut soutenir que Conca s’est plagié lui-même en recyclant, une quinzaine d’années plus tard, sa propre composition invendue.
Un sujet commun (SCOOP !)
Mais la taille identique et les symétries internes prouvent que le second tableau a été conçu comme pendant du premier, même si cela n’était pas prévu initialement :
- le triangle pieux des prêtres, culminant dans l’autel (en bleu à gauche), s’inverse en un triangle idolâtre de musiciennes, culminant dans la statue (en rouge à gauche) ;
- de même, les musiciens sacrés de la tribune s’inversent en prêtresses païennes, dans la chapelle supérieure ;
- à la lance du soldat et au bouclier d’Alexandre correspondent des accessoires futiles, l’ombrelle et le plat d’or (en jaune)
- le sceptre d’Alexandre et la tiare du grand Prêtre (en blanc) symbolisent une harmonieuse séparation des pouvoir ; par contraste, l’encensoir, alimenté par une femme et balancé par un roi, prouve un dangereux mélange des genres.
Le thème du pendant est donc le Culte, respecté ou bafoué.
Polyxène sacrifiée aux mannes d’Achille La Continence de Scipion
Pittoni, 1733-35, Louvre, Paris
A l’âge classique, Scipion était habituellement associée à Alexandre, dans les pendants illustrant la Clémence (voir Les pendants d’histoire : le thème de la Clémence). Ici, Pittoni fait preuve d’originalité en l’appariant avec un sujet rare, et apparemment sans rapport.
Polyxène sacrifiée
Polyxène, princesse troyenne, et Achille, héros grec, s’aimaient secrètement. Après la mort d’Achille, les Grecs décident de la sacrifier à ses mânes, et Polyxène se laisse égorger dignement.
La logique du pendant (SCOOP !)
C’est la composition qui éclaire le thème commun du pendant :
- à gauche, Neptolème, le héros grec chargé du sacrifice, montre à Polyxène consentante le tombeau d’Achille, son amant mort ;
- à droite Scipion, le vainqueur, montre à sa jeune captive son légitime fiancé.
Le sujet du pendant est donc
- l’Amour plus fort que les Armes, ou plus précisément.
- le vainqueur rendant l’un à l’autre les amants vaincus.
Sophonisbe reçoit le poison envoyé par Massinissa Antoine et Cléopâtre
Gaspare Diziani, vers 1745, Museo civico, Prato
Ici encore, il s’agit de chercher le renouvellement en appariant un sujet rare à un sujet standard : sur ce dernier – Cléopâtre ridiculise Antoine en dissolvant dans du vinaigre une perle inestimable, voir 6 Le perroquet, le chien et la femme.
Sophonisbe reçoit le poison
Pour lui éviter le déshonneur d’être prise comme captive par Scipion , son époux le roi numide Massinissa lui fit porter une coupe de poison. Le tableau montre l’instant où une servante dénoue le corsage de Sophonisbe, évanouie après avoir lu l’avis de livraison, tandis que le fatal colis arrive sur un plateau.
La logique du pendant (SCOOP !)
Un objet commun fait le lien entre les deux épisodes : coupe de poison ou coupe de vinaigre, l’une assure le suicide de Sophonisbe; l’autre le triomphe de Cléopâtre.
Le pendant compare donc la fierté de deux reines exotiques refusant de se soumettre à un Romain, l’une par la magnificence et l’autre par la mort.
Mais il va même plus loin, en nous faisant comprendre le sens profond de l’anecdote de Pline : la dissolution de la perle n’est autre que la mort symbolique de la plus belle des reines.
Les dangers de l’amour (Hercule et Omphale) Les dangers de l’ivresse (Bacchanale)
Hallé, Salon de 1759, Musée de Cholet
Mis à part le titre, rien n’apparie réellement ces deux scènes ; et les soi-disant « dangers » (la féminisation d’un côté, la violence et le viol de l’autre) sont montrés avec si peu de conviction que le résultat obtenu est plus proche d’une apologie que d’une mise en garde.
La marchande d’amours, 1763, château de Fontainebleau L’Amour fuyant l’esclavage, 1789, Musée des Augustins, Toulouse
Vien
Ce pendant est intéressant par sa genèse :
- exposé au Salon de 1763 en suivant fidèlement un modèle antique, le premier tableau fut acheté par le duc de Brissac, qui l’offrit à Madame du Barry ;
- vingt six ans plus tard, le pendant fut commandé par le duc au même peintre, âgé alors de 73 ans, toujours comme cadeau à Madame du Barry.
Nous sommes donc dans le cas d’un pendant conçu a posteriori, à partir d’une composition obéissant à une autre contrainte : recopier fidèlement un modèle antique.
Fragment provenant de la Villa d’Arianna, Stabiae
On remarque que Vien est revenu au modèle pour la forme de la cage du second tableau, une sorte de temple circulaire à colonnes : d’où l’idée astucieuse d’assimiler le portique à une grande cage d’où s’envole l’amour, cohérente avec la convention du pendant intérieur / extérieur.
Quelques détails assurent la symétrie des décors : l’urne fumante, la table aux pattes de lion (rectangulaire puis circulaire), les pilastres cannelés qui se transforment en colonnes (même passage du rectangulaire au circulaire).
Le sujet de l’amour s’échappant de la cage est le prolongement assez convenu du thème bien plus original de la marchande d’amour : l’oiseau qui s’envole est au XVIIIème siècle une métaphore courante de la perte de la virginité (voir La douce prison). C’est pourquoi – détail bien propre à plaire à la Du Barry – deux jeune romaines du second tableau ont maintenant la poitrine dénudée.
La marchande d’amours L’Amour fuyant l’esclavage (inversé)
A noter que, du strict point de vue de la narration, le second pendant aurait gagné à être inversé, afin que l’amour s’envole dans le sens de la lecture. Mais Vien a préféré la formule classique du pendant en V inversé, plus appropriée d’un point de vue décoratif, et évitant une redondance visuelle jugée à l’époque disgracieuse.
La famille de l’Artiste, La famille du Musicien
Cercle de Michel Garnier, vers 1780, collection privée
Le chevalet et le pupitre, montrant le revers de la toile et de la partition, créent à la fois un effet de masquage et un effet de symétrie, font le charme de ce pendant au sujet très convenu.
La jeune femme éplorée ou L’attente 55,5 x 46,5 cm La douce résistance, 55 x 45 cm
Michel Garnier 1793, collection particulière
Datés de 1793 et de taille pratiquement identique, ces deux tableaux ont beaucoup de similitudes :
- le parquet,
- le divan et son coussin,
- la cheminée et son miroir,
- les roses (en couronne et en bouquet),
- l’instrument à corde (lyre et guitare),
- la statue symbolique : l’amour bandant son arc du côté de l’attente, les deux amours s’affrontant du côté de la querelle,
- l’instrument révélateur : l’horloge qui n’avance pas, le baromètre qui marque Variable.
S’il n’y a pas de preuve que les deux tableaux aient été destinés à être vendus en pendant, ils se révèlent redoutablement complémentaires :
- d’un coté la tension amoureuse est exacerbée par l’attente ;
- de l’autre elle se décharge à coups de cravache.
Le titre « la Douce Résistance » est évidemment ironique, puisque le tableau inverse la convention habituelle : ici ce n’est pas le jeune fille qui résiste !
Le Triomphe de Vénus Diane et Callisto
Gaetano Gandolfi, 1788-90, Collection privée
On sait que ce pendant a été peint pour un collectionneur moscovite (sans doute le prince Youssoupov).
Le Triomphe de Vénus [1]
Vénus est juchée sur une coquille Saint Jacques portée par des Tritons. Elle tient d’une main une colombe, un amour la couronne de roses tandis que Cupidon aux yeux bandés s’empare de sa main droite pour l’inciter à lui désigner une cible, au lieu de prendre le collier de perles qu’une naïade présente dans une coquille de nacre. Derrière, les Trois Grâces, servantes de la déesse, s’enlacent sur un nuage.
Diane et Callisto
Callisto, la nymphe favorite de Diane, avait été secrètement engrossée par Jupiter. Comme elle refusait de se dénuder pour le bain, ses compagnes la déshabillèrent de force et découvrirent son malheureux état. Gandolfi nous montre l’une qui la tire par les cheveux, l’autre qui lui lève le bras, gestes qui font écho à ceux des amours dans l’autre tableau : Callisto humiliée mime, à l’envers, Vénus triomphante. Dans l’autre moitié de la composition, Diane courroucée lui montre la direction de l’exil.
La logique du pendant
L’arc en attente de cible et l’arc cassé résument discrètement la dialectique : d’un côté le Triomphe de l’Amour, de l’autre ses Inconvénients (grossesse et désespoir). Mais l’idée ici s’efface devant la richesse plastique, qui oppose :
- une scène marine, en extérieur, mouvementée et centrée,
- une scène terrestre, dans une grotte, statique et divisée en deux.
Triomphe de Vénus (esquisse) Diane et Callisto (esquisse)
Gaetano Gandolfi, 1788-90, Collection privée
On peut apprécier la virtuosité de Gandolfi dans ces deux ébauches où tout est déjà en place (la seule différence avec l’état final est que Vénus tient une rose à la place de la colombe).
Le triomphe de Galathée Le bain de Diane et des nymphes
Ricci, 1713-15, Royal Academy of Arts, Londres
On pense que Gandolfi s’est inspiré de ces pendants de Ricci peints pour Lord Burlington, qu’il avait pu voir lors de son voyage à Londres en 1787. On y trouve la même opposition entre une scène maritime agitée et une scène champêtre paisible, mais l’idée se limite à opposer les Richesses de la Mer et celles de la Terre, que portent dans des vases les ignudi du premier plan. La scène terrestre ne comporte pas la trouble histoire de Callisto et se limite au côté chasseresse de Diane : la nymphe en rouge désigne un gibier invisible, que poursuivent déjà deux autres nymphes et un chien.