Les corps sont coupés, les vies sont arrêtées, les cœurs se figent, la chair refroidit. Sexes, mains, organes disparaissent du réel et réapparaissent dans les fantasmes, les rêves et les cauchemars, les lapsus et les actes manqués. Textes troués, phrases jetées, dés et osselets lancés, scénarii explorés. Blancs, vides, espaces, pauses ; démontage puis remontage ; arrêts, stases, accélérations, suspensions. « Je recopie puis je défais. Comme je le vois faire avec de vieux tricots de laine. » Les récits peuvent être tronqués, les dialogues ne conduisent à aucun dénouement ni solution — et pourtant que de nœuds, de crises, d’assauts, d’explorations ! L’unité artistique n’est plus possible, mais Liliane Giraudon invente, autrement, des manières de dire le monde et d’explorer la vie : « C’était comme si je cherchais une voix dans mon cœur ». Le rouge du sang, de la vie, de la perte de la virginité, des menstrues, des blessures, des coupures, des castrations, des viandes animales et humaines colore les pages d’un livre qui interroge les artistes et les légendes, les artistes et leurs légendes, les légendes sans les artistes. Le noir des ténèbres. Et la transparence de la légèreté, quand elle se fait insolence.
On peut donc ici goûter au travail de la langue dans des dispositifs très différents et souvent fracturés : conte, poème mouvementé choisi par le hasard, tableau théâtral, récit, poème versifié, fragment autobiographique. Goûter, ça veut dire voir, lire, regarder, observer, entendre, imaginer, ingérer. Dans cette viande tous les sens sont convoqués, suscités et ressuscités. Ils sont invités à correspondre dans le sang (c’est chaud c’est rouge ça sent et c’est déjà de l’encre*). Lire c’est toucher. Toucher le livre, c’est aussi être lu, dévoilé déviandé décharné. « Quand écrire c’est supprimer celui ou celle qu’on est. Ou croit être ». La lecture conduit à une mise à nu semblable qui « laisse passer autre chose ».
C’est dit, c’est ça, c’est exactement ça. La langue est plus chaude que la viande, et elle nous fait avancer entre deux mondes pour nous permettre d’y voir plus clair dans ce monde-ci. « Les poèmes foutaient du bruit dans la musique, rendaient la musique au bruit. /Défaisaient la langue dans la bouche. /Rendaient l’eau dans le fossé plus eau, les herbes plus herbes. » Et je me demande, pauvre lectrice, si mes mains abîmées ne doivent pas beaucoup à celles de la fille aux mains coupées dont l’histoire me hante depuis que je l’ai croisée. « Et maintenant/Dans le silence arrêté du temps/Je t’écris ». Et maintenant, dans l’éternité de l’instant, nous vous lisons, chère Liliane Giraudon, et tout recommence, parce qu’il suffit d’un livre pour que l’invisible prenne forme, et que de nouveau ça saigne, ça pulse, ça travaille avec audace le corps et la langue dans toutes leurs matières et de toutes les manières.
Anne Malaprade
Liliane Giraudon, le travail de la viande, POL, 2019, 154 p., 16€
Lire ces extraits du livre publiés dans l’anthologie permanente du site.
*On pense au tableau de Caravage La Décollation de saint Jean-Baptiste qui se trouve à la cathédrale Saint-Jean de La Valette : la signature du peintre est tracée dans le sang de la victime.