Il fallait être là. La Puissance Publique le commandait. Elle avait dressé convocation en ne laissant aucune possibilité de reporter. C’était vendredi, il pleuvait, ventait, la grève tonnait, mais il fallait être à 8h30 au 8eme bureau de la Préfecture de police de Paris en venant de Stalingrad. La chose si importante que la Puissance Publique avait à faire, c’était d’abattre sa masse sur la tête de la brindille, Madhiha, et de son petit enfant de huit mois Saare. Saare est malade, il a une forte fièvre. Dans le métro, c’est la panique. Impossible d’entrer. Sur le quai un agent de la RATP. Je lui demande de faire rentrer la mère et l’enfant dans la cabine du conducteur. Il accepte, le conducteur aussi. La poussette ne rentre pas, il faut la laisser dans la station. C’est précieux une poussette, mais comment faire autrement ? Je pars avec le métro suivant. Arrivée à Chatelet, je ne trouve pas Madhiha. Je la cherche partout, hurle son nom dans les couloirs, son téléphone ne répond pas. Puis oui, elle est à Cité. Où Madhiha ? A Cité. Je fonce vers la Préfecture, pluies et vents déchainés comme pour elle avec son petit, malade sur le dos. Pas de Madhiha dans le hall. Personne n’a vu cette brindille avec un bébé sur le dos. Elle appelle dans son mauvais anglais et je réponds avec le mien dans le même état, on n’arrive pas à se comprendre, elle me passe un homme qui ne parle pas français, puis oui, un autre. Elle a réussi à atteindre le 8eme bureau toute seule. Est-ce étonnant pour quelqu’un qui a fait déjà un tel périple ? Je mesure mon inconnaissance des périples de toutes les Madhiha, tout ce qui aurait dû les perdre, si elles avaient quitté l’étoile qui les oriente. Les agents de la Puissance Publique sont aimables, ils nous parlent correctement, font des risettes à Saare dont les yeux brillent de fièvre, le prennent en photo. Puis la masse s’abat sur la brindille, elle est convoquée pour aller à Roissy lundi matin à 7 heures pour retourner en Italie, premier pays européen où elle a mis les pieds, l’étoile ne connait pas les accords de Dublin. On la fait atterrir à Venise. Ah, ah. La Puissance Publique est facétieuse.
On se rue sous la pluie et le vent à l’Hôtel Dieu, là où la brindille est soignée pour les graves séquelles des violences subies en Lybie, des séquelles qui la marqueront à vie. Son médecin (oh, quelle femme magnifique) fait un certificat on ne peut plus explicite pour l’avocate qui va batailler avec la Puissance Publique. On rentre en taxi, péniblement trouvé, il est épuisé, nous dit que la grève est dure pour eux, mais qu’il approuve les grévistes. Que tout ça, c’est au-delà des retraites, c’est tout, tout ce qui tombe sur les plus fragiles, lui, c’est ça qui le fait vomir. Dans la voiture, hors de la tourmente, on entend le souffle court de Saare. Madhiha pleure. Car la masse ne cesse de s’abattre, sa mère qui vient de mourir, son pays perdu, son enfant malade, ses souffrances multiples, la masse comme dans les foires, comme dans les jeux macabres, comme dans les dessins animés sadiques, la masse s’abat.
Saare a été hospitalisé. La nuit qui suivait, j’ai rêvé que je retrouvais mon chat dans une flaque d’eau sous la pluie, les yeux vitreux de fièvre. Les yeux de Saare dans la figure du chat, l’animal qui souvent dans les rêves vient incarner un absolu. Ici, l’horreur.
Mère et enfant sont ce soir chez eux.
Je ne sais pas d’où vient la honte que j’éprouve. Sans doute de cette forme de collaboration qui m’a été imposée. Je maintiens le mot « collaboration ».