Traverser Paris en voiture au mois d'août se fait vite mais elle me reproche toujours d'être en retard. Je réponds donc : ah zut, je viens juste de mettre le riz en route. J'éteins le gaz et j'arrive. Je serai devant la gare de l'Est au même endroit que l'autre fois.- Trop cool ! merciiii
Mon intention était de poser un couvercle sur le wok, car pour une fois je n'ai pas utilisé mon cuiseur de riz, qui lui est automatique. Non, je voulais tester un autre mode de cuisson, dans beaucoup d'eau avec des oignons et de l'ail, à mi-chemin entre mode créole et version pilaf. Théoriquement il ne faut pas plus de 15 minutes à découvert. Ayant démarré il y a 5 minutes je me disais qu'en coupant le feu et posant un couvercle cela finirait gentiment et tant pis s'il était un peu collant, ma fille n'allait pas se plaindre, c'était déjà gentil que je prépare un dîner si tardif et que je fasse plus de deux heures de route pour aller la chercher.
Il est 21 heures, j'attrape les clés de la voiture et je trace. Je teste sur le chemin le bon fonctionnement du kit mains libres car je la sais stressée à cette heure et je parie qu'elle ne va pas cesser d'envoyer des messages. Tout va bien.
Que des feux verts. Trajet record. 21 heures 40, je suis en place. Elle m'informe par SMS que "le train se gare". Je souris du jeu de mots. J'allume le plafonnier et je replonge dans le livre que je suis en train de chroniquer. Enfin une soirée où tout se passe bien.
Un flash : j'ai oublié d'éteindre le gaz. Non, je crois que j'ai oublié d'éteindre le gaz. Je suis devenue comme ce personnage, dans je sais plus quel roman, qui vérifie sans cesse ce qu'il vient de faire. Quelques minutes plus tard j'en ai la certitude : je n'ai pas éteint "puisque" je n'ai pas mis le couvercle.
A cette heure les dégâts doivent déjà être conséquents. Aucun voisin à prévenir, et je n'ai pas le téléphone du gardien. De toute façon il n'a pas le double de mes clés. Il n'hésiterait pas à faire défoncer la porte pour garantir la sécurité du bâtiment.
Et ma fille qui n'arrive pas. Me serais-je trompée de gare ?Echange de SMS. Moi : grouille j'ai oublié d'éteindre le gaz. Elle : keep cool
Encore 10 minutes se passent. J'ai refermé le livre. Je la guette. Je suis en mode stress maximum tout en restant calme "parce qu'il le faut bien".
Moi : kestuf ??????? (qu'est ce que tu fais ?). Elle : tkt jariv :-> (t’inquiète pas j'arrive, tu m'agaces).
La voilà qui avance sur le trottoir, le téléphone (avec son boss me dira-t-elle) plaqué sur l’oreille. Je démarre avant qu'elle ne boucle la ceinture.
Je ne raconte pas le trajet, par le périphérique alors que je préfère couper dans Paris. Mais ce serait soit disant plus rapide, sauf pour moi qui respecte le 70.
- Tu as 5 km/h de marge, vas-y et puis tu n'as pas oublié d'éteindre, tu es ridicule avec ta peur. Et si tu perds un point de permis c'est pas le bout du monde, non ?
Je serre les dents, comment faire autrement. Je sais que ce mode de cuisson exige qu'on rajoute de l'eau toutes les 7-8 minutes, sinon ça attache, puis ça brûle. J'imagine quand même le pire, les pompiers, l'explosion (si l'eau a débordé et éteint la flamme). C'est tout de même rageant. Avoir fait grand ménage et retrouver son intérieur carbonisé. Il n'y a rien de pire que la poussière noire. Une plaie.
- Au fait tu as des détecteurs de fumée. Ils se déclencheront.- Certes, mais ils n'éteindront rien. Et je te rappelle qu'il n'y a pas de voisin, ni dessus, ni dessous en ce moment.- Appelle ta gentille voisine de palier!- Ça fait un an qu'elle a déménagé.- Alors arrête de stresser. Ça sert à rien.- Sauf si je trouve la bonne idée.- C'est idiot puisque tu n'as pas oublié d'éteindre. Tu vas voir comme tu seras ridicule !- Rien ne me ferait plus plaisir.- Mais accélère, tu te laisses griller une priorité !- Pas envie de perdre du temps à faire un constat.- T'es bête, l'assurance aurait tout pris en charge, te prêterait une voiture ... etc ... (je n'écoute plus son argumentation à la Perrette en craignant de faire déborder le pot au lait et me concentre. Je déteste rouler la nuit).- Ralentis ! Le feu va passer au rouge !- Faudrait savoir, je vais trop ou pas assez vite ?
Il est 23 heures 10. Le riz cuit théoriquement depuis 2 heures 18. Nous voilà dans ma rue. Déserte. Je me gare sans être rassurée. Je renifle en sortant du véhicule (ma fille rigole). Rien. Je continue dans l'escalier. Toujours rien de suspect. Ma fille sur mes talons se moque de plus en plus ouvertement.
La porte de l'appartement est intacte. Aucune odeur inquiétante dans le couloir. J'ouvre la porte de la cuisine. La grande poêle n'a pas bougé. Il n’y a pas de couvercle. Le dessus du riz est d'une blancheur rassurante quoique l’eau soit évaporée depuis belle lurette.
- Tu vois bien que tu avais tort de "nous" inquiéter !
Je pointe du doigt la flamme bleue qui continue de danser sous l'ustensile.- Ah oui ? J’avais éteint ?- Euh ... mais c'est très résistant tu sais maintenant les poêles anti-adhésives. Et le riz basmati aussi !
C'est génial, poursuit-elle avec enthousiasme et un esprit positif inaltérable, on va se régaler avec une galette ! On démoule. Je suis tout de même assez circonspecte sur l'allure de la croute tout en reconnaissant que le "dessus" peut-être ... J'y prélève une cuillerée à café que je goûte et recrache aussitôt. On dirait du riz abandonné huit jours dans une fumerie de poissons au bois de hêtre.
Cette poêle que j'adorais m'a sans doute sauvée d'un grand péril grâce à sa résistance mais je n'oserai plus m'en servir.
C'est fait. Je peux cocher la case : J'ai quitté l'appartement en ayant oublié d'éteindre le gaz.
Texte précédemment publié le 18 août 2016 sur la page A bride abattue de Facebook - rubrique "articles"