" Je suis totalement déterminé à mener à bien cette transformation, parce que je la crois profondément juste. Juste pour les plus fragiles. Juste pour des millions de femmes. Juste pour nos enfants. Je ne mésestime pas la complexité de la réforme et j'entends ceux qui me demandent de l'expliquer simplement. " (Édouard Philippe, le 11 décembre 2019).
Ce sera sans doute la phrase-choc qui restera de ce gouvernement. Après avoir présenté son projet de retraite universelle par points au Conseil Économique, Social et Environnemental (CESE) à midi et au Sénat dans l'après-midi du mercredi 11 décembre 2019, le Premier Ministre Édouard Philippe a poursuivi sa campagne d'explication au journal de 20 heures sur TF1. Alain Juppé avait dit qu'il était droit dans ses bottes, et Édouard Philippe, lui, se déclare aujourd'hui déterminé, ferme mais pas fermé.
On ne peut douter de la sincérité d'Édouard Philippe. Incontestablement, il est un homme d'État. Il est d'une intelligence rapide, il a une grande capacité de travail, il a un grand sens politique, et surtout, il s'exprime extrêmement bien, il choisit ses mots, il porte une attention minutieuse à la formulation de ses messages, on le voit assez bien lorsqu'il répond à l'Assemblée Nationale, parfois interpellé sans ménagement, il sait toujours dépassionner les discussions et surtout, il sait choisir ses mots pour éviter toute vaine polémique, toute erreur d'interprétation, toute inutile stigmatisation.
Alors, une fois ce constat fait, certains pensent qu'il est capable de faire dans la provocation avec son projet de réforme des retraites. Un exemple parmi d'autres : dans son discours du 11 décembre 2019, qui, à ce jour, semble être le discours le plus important du quinquennat en cours, il a insisté sur sa méthode pacifique.
Ainsi, il a expliqué : " Je ne veux pas (...) entrer dans la logique du rapport de forces. Je ne veux pas de la rhétorique guerrière, je ne veux pas entrer dans ce rapport de forces. ". Plus loin, il a martelé : " La question n'est pas de savoir si le gouvernement va tenir, si certains syndicats vont gagner, si d'autres vont perdre. Il n'y aura ni vainqueur ni vaincu. Nous voulons que tous les Français gardent la tête haute, et qu'ils se rassemblent autour des trois principes d'universalité, d'équité et de responsabilité qui forment le cœur de notre projet. ". Ce type de discours se veut consensuel. Mais quand il a développé son projet, il a affirmé, en contradiction avec les "ni vainqueur ni vaincu" : " Les femmes seront les grandes gagnantes du système universel. ".
Certes, c'est un petit détail sémantique, mais pour un homme qui pèse et soupèse tous ses mots, c'est étonnant. Sinon faire une sorte de provocation pour bien indiquer la détermination du gouvernement.
Ainsi des régimes spéciaux. Après tout, la SNCF n'aura bientôt plus de régime spécial : dès l'année prochaine, les nouveaux embauchés n'auront plus de "statut" et donc, plus de retraite spécial. Pourquoi vouloir donc faire une transition pour les générations nées en 1985 et après alors que, de toute façon, au fil des années, le régime spécial de la SNCF s'estompera ? Le coût économique des grèves vaut-il la détermination politique ? Je ne dirais pas la même chose pour d'autres régimes spéciaux, comme celui de la RATP qui garde, elle, son statut à ce jour.
Autre provocation, le calendrier proposé : le projet sera soumis au conseil des ministres du 22 janvier 2020, puis au Parlement à la fin du mois de février 2020, c'est-à-dire à deux semaines des élections municipales. C'est casse-cou mais courageux, puisque la majorité est donc prête à assumer devant les électeurs cette réforme. On peut aussi rappeler une autre mesure casse-cou courageuse : la hausse de la TVA décidée par Nicolas Sarkozy le 29 janvier 2012 ( TVA sociale), à trois mois de l'élection présidentielle : courageuse mais suicidaire !
La vraie provocation, selon certains commentateurs, c'était d'évoquer l'âge d'équilibre à 64 ans pour 2027, avec un commencement progressif de cette idée dès 2022, afin de retrouver un système à l'équilibre budgétaire. Laurent Berger, patron de la CFDT, ainsi que d'autres syndicats réformistes (l'UNSA, la CFTC, la CGC, etc.) avaient clairement annoncé que c'était la "ligne rouge". Elle a été franchie, et donc, les syndicats réformistes rejoignent également le "mouvement" le mardi 17 décembre 2019.
Édouard Philippe aurait-il pu séparer les deux (réforme systémique et réforme paramétrique) ? Évidemment, non ! Il a au contraire voulu mettre tout à plat, qu'on ne dise pas : oui mais demain, on augmentera l'âge légal de départ à la retraite.
Cela, sur la forme. Selon des indiscrétions, et selon notamment l'excellent journaliste économique Dominique Seux (des "Les Échos" et chroniqueur sur France Inter), le dîner de la majorité le mardi 10 décembre 2019 aurait montré le clivage suivant : Richard Ferrand, François Bayrou, Christophe Castaner, etc. auraient plaidé pour élaguer tout ce qui était paramétrique pour ne pas rendre illisible la réforme systémique. En face, Édouard Philippe était déterminé à maintenir cet âge d'équilibre. Avec le soutien du Président Emmanuel Macron, mais le silence des ministres ex-LR : Bruno Le Maire, Gérald Darmanin, Sébastien Lecornu... Gérald Darmanin, au sens politique très aigu, estimait qu'il valait mieux ne pas s'occuper du déficit dans un premier temps pour mieux faire accepter la réforme. Blâmés (ou briefés) par leur patron quelques jours auparavant, ils se sont tus.
À l'origine, Édouard Philippe n'était d'ailleurs pas forcément convaincu de la pertinence d'une réforme systémique. Pour lui, le principal est d'éviter que le système soit toujours déficitaire. Les premières mesures entreront en application en 2022, c'est-à-dire à la fin du quinquennat. Il n'était pas question pour Édouard Philippe, qui considère que les finances publiques doivent être gérées rigoureusement, de quitter Matignon en laissant la patate chaude à un successeur. Un mélange de rigueur et sans doute aussi d'orgueil : Antoine Pinay est toujours vivant !
Sur le fond, cela ne fait pas de doute que l'idée d'un âge d'équilibre est astucieuse à la fois politiquement et socialement. Tant que le rapport entre nombre d'actifs qui cotisent et nombre de retraités qui sont pensionnés dégringole, un système par répartition ne peut pas tenir si on ne règle pas quelques paramètres. Le pire, en France, c'est que l'âge légal de la retraite était à 65 ans avant 1983 à une époque où le temps moyen de la retraite était dix ans moins long qu'aujourd'hui.
Ce n'est pas parce qu'il y a eu au pouvoir, il y a près de quarante ans, un irresponsable démagogue qui ne comprenait rien à l'économie ( François Mitterrand le reconnaissait volontiers) qu'il faudrait que les Français soient sans arrêt à faire payer aux générations futures les pensions des retraités actuels, par une dette accrue par ce déficit. De plus, tous les pays comparables au nôtre en sont plutôt à la retraite à 67 ans. La France est à 62 ans et le choix d'utiliser la notion d'âge d'équilibre (âge pivot) permet de laisser la liberté de prendre sa retraite entre 62 et 64 ans, sous condition d'avoir une pension moins élevée.
Du reste, l'âge moyen de départ à la retraite en France est de 63,6 ans (selon le dernier rapport du COR publié le 21 novembre 2019), ce qui signifie que l'âge de 64 ans est à peu près déjà adopté en moyenne par l'ensemble des Français, souvent parce que l'accès au marché du travail se fait de plus en plus tardivement et qu'il y a un nombre minimal d'années de cotisation.
Le problème souligné par les syndicats est que le taux de chômage des seniors (au-dessus de 55 ans) est particulièrement élevé (autour de 50%) et donc, tant que les seniors n'auront pas la possibilité de réellement travailler tardivement, le recul de l'âge légal de la retraite n'a pas beaucoup de sens, entre l'assurance-chômage ou la pension de retraite, ce sera toujours, in fine, une prestation sociale qui leur sera versée.
Faut-il aussi rappeler la réforme des retraites de Marisol Touraine en 2014, qui, sans en avoir fait une grande publicité, fait actuellement repousser l'âge de la retraite par l'effet mécanique d'un allongement de la durée de cotisation pour l'obtention d'une retraite à taux plein, à savoir d'un trimestre tous les trois ans de 2020 à 2035, pour atteindre 43 ans de cotisations pour les générations nées en 1973 et après ?
L'avant-dernière réforme des retraites, celle d'Éric Woerth en 2010, a fait reculer l'âge légal de départ à la retraite de deux ans, à 62 ans, et l'âge de départ à la retraite à taux plein à 67 ans en 2022, tout en allongeant la durée de cotisation à 41,5 ans pour les générations nées en 1956 et après.
Certains disent aujourd'hui qu'il faut absolument que le gouvernement se réconcilie avec la CFDT. Comme l'histoire de l'âge d'équilibre est une ligne rouge des deux côtés, c'est difficile d'imaginer une réconciliation. Et d'ailleurs, gageons que Laurent Berger soit plutôt soulagé d'avoir une raison de faire grève aujourd'hui, car sa base n'aurait jamais compris qu'il puisse être du côté du gouvernement pour une telle réforme. Premier syndicat de France, ce titre lui serait alors très provisoire au profit de la CGT qui, elle, s'est pleinement mobilisée depuis le 5 décembre 2019.
La réforme ne serait pas basée sur la justice sociale ? Il faudra demander aux agriculteurs et aux petits commerçants et à plein d'autres professions qui ont des pensions très faibles. En mettant le minimum retraite à 85% du SMIC pour une carrière complète, on revalorise massivement de nombreux retraités tombés dans la précarité. Aucun syndicat ne semble apprécier une telle mesure. Certes, elle aurait pu être prise sans changer le système actuel.
L'une des mesures les plus sociales de la réforme présentée le 11 décembre 2019, c'est aussi une mesure "anti-riches" : " Jusqu'à 120 000 euros de revenus annuels, tout le monde cotisera au même taux, pour s'ouvrir des droits dans la limite de ce montant. Et au-delà de ce montant, les plus riches paieront une cotisation de solidarité plus élevée qu'aujourd'hui, qui financera, non pas des droits supplémentaires pour eux, mais des mesures de solidarité pour tout le monde. ". Ce n'est pas très clair, est-ce seulement la surcotisation qui ne leur donnera pas de droits supplémentaires (de points) ou est-ce qu'ils n'auront plus de droits acquis à partir des 120 000 euros de base ? Si c'est le cas, probablement qu'il faudra imaginer un système complémentaire par capitalisation.
Jouer sur les deux n'est d'ailleurs pas stupide. Le système par répartition est essentiel pour des raisons à la fois de principe et de sécurité pour tous : solidarité entre générations et surtout, protection de la valeur des pensions. Par capitalisation, le risque est que tout l'argent investi soit réduit à néant au bout d'une carrière en raison de crises boursières, de spéculateurs véreux, et d'autres accidents financiers. Assurer une grande part des pensions de retraite par répartition reste donc une véritable protection sociale pour tous les futurs pensionnés et c'est donc une priorité nationale.
En revanche, l'absence de fonds de pensions français est un handicap économique et financier dans la mondialisation. Pourquoi ? Parce que les fonds de pension gèrent des montants gigantesques et ont donc une force de frappe financière très imposante. Or, lorsqu'il y a des grandes entreprises françaises à racheter, les capitaux français ne sont pas aux rendez-vous, et seuls, des fonds de pension étrangers peuvent les acquérir. Le maintien dans l'économie nationale de certains fleurons industriels exigerait ainsi la création de fonds de pension français, utilisés de façon complémentaire au système par répartition qui doit rester le principe général. Dire ensuite que tout le monde ne pourra pas cotiser pour une retraite complémentaire par capitalisation est une évidence. Mais l'idée n'est pas de la rendre indispensable (au système par répartition de s'autosuffire le cas échéant), mais la création de fonds de pension pouvant concurrencer les fonds étrangers quand il s'agit de sauver une industrie française (que ceux-ci soient financés que par des "riches" est en fait une lapalissade et très anecdotique).
Les syndicats et l'opposition de type PS, FI, RN, ont fortement communiqué leur opposition au système par points présenté par Édouard Philippe avec pour principal argument que ce ne serait pas un système juste socialement (alors que c'est le maître mot du Premier Ministre tout au long de son discours).
Et pourtant, du côté de l'opposition de type LR, le principal argument pour s'opposer au projet est que personne ne connaît son coût, craignant que toutes les concessions aux syndicats sur la transition se chiffrent par milliards.
C'est intéressant d'analyser ces deux types de discours, car finalement, ils sont totalement contradictoires. Soit le système est très social et donc très coûteux, soit il n'est pas social du tout et pour le coup (pour le coût), il ne pèsera pas sur les finances publiques.
Ce qui manque toutefois à cette réforme et en serait complémentaire, c'est une véritable politique visant à encourager la natalité. Plus il y aura d'actifs dans trente ans, plus le système des retraites par répartition sera pérennisé. Les mesures qui récompensent le premier enfant au lieu seulement du troisième sont en fait peu incitatives. Dans le système actuel, chaque enfant permet de réduire de deux ans la durée de cotisation de la mère. Et il y a un abondement de 10% pour chacun des deux parents lorsqu'il y a au moins trois enfants. Le système proposé attribue un abondement de 5% pour l'un des deux parents dès le premier enfant (et 5% pour chaque enfant supplémentaire). Mais il n'y a plus de diminution de la durée de cotisation. Cette politique nataliste ne doit pas seulement se décliner avec l'assurance vieillesse, mais aussi avec les allocations familiales.
Plus généralement, c'est bien d'un pari qu'il s'agit. D'ailleurs, le mot a été repris par le Premier Ministre sur TF1, il fait le pari de réussir cette réforme. Là aussi, cela pourrait être interprété comme une provocation. Il joue et pense gagner. On revient à la logique d'affrontement dont il disait pourtant refuser le cadre. D'un pari, car il est bien compliqué d'imaginer comment un système, ancien ou nouveau, va évoluer financièrement dans les cinquante prochaines années. Certes, on peut avoir une petite idée de la démographie à moyen terme, mais il est complètement illusoire de supposer un taux de croissance annuel du PIB, par exemple, de ne pas prendre en compte des crises financières qu'il est difficile précisément d'anticiper (comme celle de 2008). Il y a donc une part d'incertitude, un pari pour l'avenir. Qu'on fasse quelque chose ou rien, d'ailleurs.
Je termine enfin sur un sujet qui me paraît important et qui a de quoi faire râler les enseignants. Curieusement, au-delà de Jean-Paul Delevoye (Réforme des retraites) et Agnès Buzyn (Solidarités et Santé), Jean-Michel Blanquer (Éducation nationale et Jeunesse) est l'un des ministres les plus impliqués dans la réforme des retraites. Pourquoi ? Parce que le système par points proposé aurait un effet dévastateur sur le montant de la pension des futurs enseignants retraités. La cause en est assez simple : à cause des deux mois de vacances scolaires supplémentaires, les enseignants sont en fait payés dix mois par an, répartis sur douze mois. Une revalorisation s'imposerait donc, selon le gouvernement.
Mais ce qui est très humiliant (sur le principe, parce que sur la forme, on pourrait aussi contester ; la CGT par exemple rappelait que les enseignants n'attendraient pas dix ans pour voir leur traitement revalorisé), c'est qu'on veuille revaloriser les salaires des profs uniquement à cause de la réforme des retraites. Alors que c'est, en lui-même, un sujet essentiel. Sur le dernier demi-siècle, il n'y a eu réellement qu'une revalorisation notable, c'était sous le gouvernement de Michel Rocard qui avait fait de l'éducation le point crucial de sa politique sociale (tout part de l'école). La moindre des choses serait de renforcer l'attractivité de ce métier qui devient de plus en plus compliqué et qui attire de moins en moins de talents. Là encore, la comparaison avec l'étranger est peu flatteuse pour la France. Il aurait fallu découpler l'idée d'une revalorisation avec les conséquences de la réforme des retraites sur les enseignants.
Si les syndicats sont quasi-unanimement désormais opposés à la réforme du gouvernement, c'est moins certain pour le peuple dans son ensemble. Un sondage réalisé par Elabe pour BFM-TV, publié dans la soirée du 11 décembre 2019, avait évalué que 50% des sondés soutenaient une telle réforme et 49% la rejetaient. La bataille de "l'opinion publique" n'est donc pas forcément "perdue" pour le gouvernement (en gardant une expression guerrière).
Il reste que pour les vacances de Noël, ceux qui voudront se déplacer auraient intérêt à posséder une automobile ...ou à enrichir des plateformes numériques comme Blablacar ou Uber ! Nous ne sommes plus en 1995...
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (12 décembre 2019)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Édouard Philippe sur les retraites : déterminé mais pas fermé.
Les détails du projet de retraite universelle par points annoncé par Édouard Philippe le 11 décembre 2019.
Discours d'Édouard Philippe le 11 décembre 2019 au CESE (texte intégral).
Discours d'Édouard Philippe le 12 septembre 2019 au CESE (texte intégral).
Rapport du Conseil d'orientation des retraites (COR) du 21 novembre 2019 (à télécharger).
La retraite, comme l'emploi, source d'anxiété extrême.
Grèves contre la réforme des retraites : le début de l'hallali ?
Rapport de Jean-Paul Delevoye sur la réforme des retraites remis le 18 juillet 2019 : "création d'un système universel de retraite" (à télécharger).
Faut-il encore toucher aux retraites ?
Le statut de la SNCF.
Programme du candidat Emmanuel Macron présenté le 2 mars 2017 (à télécharger).
La génération du baby-boom.
Bayrou et la retraite à la carte.
Préliminaire pour les retraites.
Peut-on dire n'importe quoi ?
La colère des Français.
Le livre blanc des retraites publié le 24 avril 1991.
http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20191212-edouard-philippe-retraites.html
http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2019/12/12/37859728.html