Le côté obscur de l'image de l'Andalousie, par Alberto González Troyano

Publié le 12 décembre 2019 par Slal

Séville, décembre 2019

Alberto González Troyano

La cara oscura de la imagen de Andalucía. Estereotipos y prejuicios.

Séville, Fundación Pública Andaluza Centro de Estudios Andaluces, 2018

(À propos : par Dominique Fournier, CNRS/MNHN, Eco-anthropologie, Université de Paris )

Force est de reconnaître que les quelques visiteurs de passage qui franchissent les portes du musée de Bellas Artes de Séville ne se précipitent pas vers la dernière salle où il leur sera donné de contempler quelques-unes des représentations iconiques propres à les affermir dans leurs préjugés, leurs conceptions plus ou moins « guidesques » des racines (si peu anciennes) d'une culture andalouse capable de rassurer leur ego. De toute façon, les autres espaces d'expositions, tellement chargés d'histoire et souvent étonnants, ne semblent susciter parmi eux qu'un intérêt tout juste poli, comme s'ils ne correspondaient pas vraiment à l'image à peine cultivée qui leur a été vendue.

À une époque où, à l'abri d'internet, les piliers de cafés du commerce (même pas drôles) se répandent sans vergogne dans la sphère publique pour véhiculer des informations fausses et les poncifs les plus éculés, il est essentiel que des ouvrages de bon papier osent analyser et fustiger stéréotypes et préjugés, les armes absolues d'une inculture d'autant plus prétentieuse qu'elle prospère dans l'anonymat.


L'intention d'Alberto González Troyano dans ce bel ouvrage édité par la Junta de Andalucía est de porter la lumière sur la face obscure de l'image de l'Andalousie. On comprendra vite que celle-ci naît d'un mélange de la réalité, des sensations et de l'imagination de ceux qui la dessinent, et de mauvaises intentions véritables. Dans un style clair et net, ce grand spécialiste de littérature qu'est González Troyano recueille et démonte avec rigueur les faux-semblants dont peine à se départir une région exceptionnelle. En commençant par analyser les écrits littéraires consacrés à la question. C'est qu'ils furent nombreux à la fin du XIXe et au XXe siècles les auteurs à s'interroger sur ces images plus ou moins fausses, finalement complexes, plus qu'il ne conviendrait à des préjugés élémentaires. Des articles, des livres traitèrent du sujet, sur place ou sur l'ensemble du territoire espagnol, venus de tous les bords idéologiques, et qui ne manquaient pas de forcer parfois sur la provocation.

Au nord de Despeñaperros, on choisit généralement de se priver de toute vision analytique d'un environnement convenu ; voyageurs, touristes, intellectuels de passage, beaucoup paraissent trop avides de contempler un monde étrange, et ils se montrent peu soucieux de réfléchir sur ce qui interrogerait leur plaisir premier : pour reprendre le mot de Julio Cortázar (L'Examen), ils préfèrent souvent se réfugier dans « les influences, les préjugés déguisés en expériences ». En dehors de quelques historiens anglais ou français fins connaisseurs de l'ensemble du pays, pourfendeurs avisés de la légende noire, il semble de bon ton de s'installer dans une prudente réserve et de faire confiance au "qu'en dira-t-on".

De l'origine des préjugés

Mais d'abord, d'où viennent-ils ces préjugés, comment ont-ils été formés, comment ont-ils évolué ? Ne sont-ils pas les produits d'une circonstance complexe où se mêlent tromperies et vérités ? Sont-ils tout uniment liés à l'héritage de la légende noire ? En fait, il faudra reconnaître que les images projetées tiennent également de représentations véhiculées par les Andalous pour eux-mêmes, et vis-à-vis des autres. Pour cela, ils n'hésitent pas à s'appuyer parfois sur les faiseurs de mode européens qui vinrent en visite au XIXe siècle, gens de culture quelque peu désorientés par le courant culturel moderniste dans lequel ils se trouvaient immergés. Au bout du compte, il reste possible d'imaginer que, derrière cet épais brouillard de stigmatisation exogène, les images étudiées trahissent une manière d'autojustification de sa propre estime.

C'est pourquoi Alberto González Troyano insiste pour poser la question (p. 113) « Pero si se da importancia a los estereotipos negativos forjados desde el exterior, si se siente su efecto como algo degradante, hay que interrogarse por qué se han incubado, y preguntarse también si existen medios para neutralizarlos ». Oui, comment s'y prendre, s'il advient qu'un consensus se forme sur l'idée de se débarrasser d'un tel accoutrement flétri par le temps … mais pas forcément abhorré par le plus grand nombre, tout simplement parce que, comme le rappelle notre auteur en citant Victor Hugo (p. 117), « el atractivo de Andalucía reside en la supuesta « armonía reinante entre sus muchas contradicciones ». L'image obscure participerait alors inconsciemment de ce souci d'harmonisation.
La muerte del maestro (détail), José Villegas Cordero (Séville, Musée de Bellas Artes)

Qu'allaient rechercher en Andalousie les romantiques, probablement perclus de douleurs métaphysiques provoquées par une modernité grimée aux couleurs du capitalisme naissant ? Ils voulaient voir vivre de la culture, de l'authenticité, des contradictions, de la beauté, de l'histoire. Une attitude singulière aussi face aux difficultés du quotidien qu'Ortega y Gasset (évoqué p. 111) allait souligner plus tard « Diríase que en la vida andaluza, la fiesta, el domingo, rezuma sobre el resto de la semana e impregna de festividad y dorado reposo los días laborables. » Certes, mais en dépit de ce fameux goût pour la fête (associé bien sûr à la paresse), il est d'autres stéréotypes que la légende noire avait cherché à mettre en évidence, comme celui de l'« espagnol militant et passionné » cité récemment par C. Martínez Shaw dans un compte-rendu publié par le País et qui est ici illustré dans le chapitre 7 : Negra, trágica y hambrienta. N'importe, la face obscure, pour dérangeante qu'elle apparaisse dans certaines occurrences, provoque parfois autant de condescendance que de sympathie parmi les gens de l'extérieur. Il faut reconnaître en effet qu'elle provient en partie de propos ou écrits qui ne furent pas tenus dans l'intention de nuire.

La légende noire, sur laquelle elle est venue s'agréger, avait d'autres origines et d'autres intentions, même si elle provenait déjà de l'étranger. Après le XVIe siècle, l'Espagne était devenue une nation puissante, dérangeante pour divers pays européens, avides d'influence politique et désireux, entre autres, de s'emparer de certains trafics commerciaux maritimes. Forte d'une richesse culturelle remarquable, elle se préparait même à s'inscrire dans le courant des Lumières à partir de ses universités humanistes, comme celle de Salamanque, et développait un véritable intérêt pour les sciences de l'observation. Entreprise dans le nord, l'opération de communication politique de dénigrement connut un véritable succès dans l'Europe entière (comme en témoigne par exemple Montesquieu dans sa lettre 78 des Lettres persanes), sauf chez certains penseurs intègres, et la légende noire marquait encore les esprits à l'époque où l'Espagne commença à redevenir une destination, non seulement à conquérir, mais encore à découvrir. On ne se défait pas si facilement des représentations exotiques continûment assénées sur le caractère exalté de l'Andalou, sa tendance à la paresse, son goût décadent pour une religion baroque et intransigeante…

Image obscure contre légende noire ? Il conviendrait plutôt de parler ici d'une image obscure de l'Andalousie déclinée de diverses façons, comme le fait très précisément Alberto González Troyano. Une figuration fumeuse qui permettrait en fait d'occulter plus ou moins maladroitement une image de la réalité que beaucoup ne jugent pas utile de voir. À bien la considérer, l'image obscure tant discutée peine à projeter la lumière sur un substrat entêtant : une structure socio-économique très peu égalitaire.

La Cara oscura montre parfaitement comment même les personnes les moins à plaindre affectent de jouer avec l'image, et en particulier au XIXe siècle quand certaines élites se complaisaient à faire du majismo : (p. 53) « (…) los fenómenos sociales del majismo y plebeyismo se interfirieron para proporcionar a este sector nobiliario unos comportamientos específicos que lo diferenciiaran de la alta burguesía emergente y de la aristocracia cortesana, seguidoras estas últimas más bien de los gustos y aficiones en boga por la Europa refinada y culta. ». N'y avait-il pas là une façon habile d'éviter le contact agressif avec les secteurs défavorisés, mais au contraire de maintenir l'illusion culturelle, identitaire, susceptible de les protéger des risques du conflit soulevés alors par des analystes comme Marx ?

Qu'importe, le sourire en coin, les préjugés parviennent à avoir la vie dure sans qu'on puisse déterminer exactement quels en sont les garants actuels. En notre époque post-romantique, revenons par exemple à la caricature de l'Andalou indolent et décadent. La paresse, et le temps infini passé dans les bars ! Sur ce point, les hommes andalous se montrent particulièrement habiles, comme s'il s'agissait de satisfaire l'attente du voyageur, ou de l'observateur distrait. Beaucoup de ces paroissiens de la campagne, ceux qui heureusement ne dépendent pas du paro, semblent assurer en fait une sorte de permanence, les uns pour les autres, les uns après les autres, à horaires plus ou moins fixes, comme s'ils entendaient se glorifier d'une vaine nonchalance. Ils passent dans le bar avant (condition jadis nécessaire pour être engagé comme journalier), et après les heures de travail, afin de retrouver une ambiance connue, rassurante, communautaire. Au cours de ces incursions (de longueur fort variable), on ne discute pas spécialement de la besogne, encore moins de politique. Presque plus facilement de cuisine, et des plats collectifs que le groupe va concocter à l'occasion de sa prochaine réunion festive (bon, il est vrai que les occurrences ne manquent pas). La musique, le chant ? Là où ils ne sont pas "interdits", ça nous prend comme ça, avec ou sans guitare, pour montrer ce qu'on sait de sevillanas ou de fandangos, et par là-même, titiller sur ce terrain l'autre, le bon cantaor, même amateur, qui aime à se faire espérer tout en partageant quelques verres avec nous.

(c)D.Fournier

Curieux paresseux ! Je soupçonne même certains hommes coquets, déterminés à ne pas ternir l'image qu'on leur prête, de profiter de l'heure de la sieste pour aller accomplir une tâche aussi dure qu'impérative. Et ceux qui n'arrivent au bar que vers 14h30, ou 15 heures, vous ne les entendrez pas se glorifier d'avoir passé toute leur matinée sous le soleil, dans les champs, ou sur le chantier (à heures un peu plus fixes ceux-là). Ils sont là pour autre chose. Comme pour maintenir vive une tradition qui leur donne l'impression de se mouvoir dans une société de cohésion. « Las tradiciones han realizado esta labor en muchas épocas de desconcierto por las que se ha deslizado la historia andaluza, en los sucesivos pasos de un mundo agrario y una cultura rural a las necesidades impuestas por una vida urbana sometida a otras presiones económicas » (p.100).

Nos passagers du bar ou de la bodega n'auraient pas la prétention de remettre l'image à sa place. D'autres le font pour eux, car n'oublions pas que ceux qui, pour reprendre l'expression de Montesquieu, s'escarmouchent au sujet de l'image, gesticulent en fait comme dans un jeu de rôles, afin de maintenir intactes des prérogatives bien inégalement réparties dans l'obscurité de l'image. Il y a ceux qui s'assurent une vague modalité d'existence dans l'apparence, et ceux qui se maintiennent commodément en position de dominer. Les résultats amers des élections nationales du 10 novembre 2019 montrent en quelque sorte le succès de cette manière contrôlée de réinvention récurrente de la tradition analysée par E. Hobsbawm.

De l'art de vivre avec les préjugés des autres

L'Andalousie, avec son identité duelle, ou plurielle, telle qu'elle est parfois perçue depuis l'extérieur, est en fait l'image achevée du syncrétisme. La géographie, l'histoire l'ont placée, et Séville tout particulièrement, au carrefour de divers mondes marqués par une temporalité décisive. Si nous simplifions à l'extrême, nous pouvons citer les mondes romain, arabe, américain, voire français (pour autant que les Lumières, puis le romantisme, aient eu là un impact quelconque), et c'est pourquoi, convaincue de son identité forgée dans la difficulté, l'Andalousie ne cesse de s'adapter, de croire en son avenir en dépit de tout (González Troyano cite Machado sur ce point). Mais elle s'obstine à se fondre dans cette structure sociale qui parvient à jouer sur une identité souveraine. Songeons ainsi aux señoritos de tous ordres qui seraient aujourd'hui les premiers à jeter aux orties les ornements d'un paso de la Semaine sainte après en avoir largement exploité l'image afin d'en faire des sous (pour le budget de la confrérie bien entendu), et en tirer (pour eux) un statut social propre à convenir au plus grand nombre, même et surtout aux plus humbles, persuadés en définitive de tirer quelque fierté de cette situation tellement hiérarchique dans laquelle ils se persuadent de tenir une place honorable.

A travers l'écran de la religion, adonnés à un sentiment métaphysique confus, il est vrai qu'ils sont nombreux à rechercher un exutoire, convaincus de participer des mêmes idées, des mêmes actions, que la classe supérieure avec qui ils composent les contours d'une cité finalement enviable. N'est-il pas certain que le Christ du Gran Poder appartient à tout le monde, que la Macarena s'est sans doute transportée depuis le fond des âges pour qu'on la vénère en tant que déité faiseuse de vie, la vie de l'un comme la vie des autres, la vie de tous les jours, comme celle qui se rattache à un avenir incertain ?

Heureuse image qui, depuis l'obscurité, permet aux locaux et aux étrangers de feindre de se connaître ! À lire les écrivains, à écouter les comptes-rendus de voyage des collègues de travail, on comptabilise aisément le nombre d'observateurs attentifs qui n'ont pas manqué d'apercevoir la fière cigarière Carmen de Mérimée, de Bizet, ou de Gonzalo Bilbao , à tous les coins de rue de Séville ou d'ailleurs. Une façon commode de fermer les yeux et d'ignorer le quotidien des Imma, Elena, Maria Ignacia, Rocío, jeunes ou moins jeunes, vaquant cloîtrées dans leur sombre intérieur, circulant seules ou en groupe par les artères de la ville, ou bien encore assises les soirs d'été sur leur chaise basse, s'appropriant un coin de la chaussée à la porte de leur maison, pour une réunion festive expressément exposée au regard de tous, alors même que les hommes restent légitimés à fréquenter l'atmosphère confinée des cafés ou des bodegas si favorable à la tenue de leur tertulia, plus ou moins formalisée. L'occupation de la rue, domaine privilégié du monde masculin durant le jour, espace modestement empiété par les femmes regroupées aux heures vespérales, reste une façon de véhiculer au grand jour l'illusion, et par là-même d'occulter la réalité des intérieurs. Les choses ont certes bien changé depuis l'époque de la transition politique, mais on a conservé l'habitude de se regrouper à l'extérieur. N'est-ce pas ainsi qu'on peut au mieux rassembler les codes qui tiennent chaud, les codes socio-culturels impersonnels qui permettent d'échapper à peu de frais à divers principes d'une sagesse immortelle jadis enseignée par de nombreux humanistes d'origine andalouse ?

(c)D.Fournier

Détachés de l'image obscure, les temps ne manquent pas d'être durs pour beaucoup d'Andalous. Pour les supporter, chacun d'entre eux se voit alors tenu d'en référer au mouvement communautaire si bien ancré dans la culture locale. Par-delà les relations structurelles de travail, et en s'appuyant sur les liens formés dans les bars, Juan, Pepe ou Manolo entrent dans un groupe informel du genre tertulia pour se glisser dans une entité plus grande, telle la confrérie du quartier, puis éventuellement un club sportif rayonnant sur la région, en un élan leur permettant de se conformer d'une manière ou d'une autre à l'un des stéréotypes véhiculés depuis l'extérieur.

Comme s'il doutait un peu de son ego, l'individu pratique la recherche de soi à travers une sagesse commune venue d'on ne sait où, une sagesse qu'on craindrait d'avoir perdue depuis beau temps. D'aucuns pourtant ont conservé une vraie connaissance de la nature environnante et de l'histoire proche, mais il leur reste à toucher du doigt le sens d'une société globale obstinément inaccessible puisque fondamentalement injuste, malgré les enseignements de la religion. L'homme andalou en appelle donc parfois à l'esprit communautaire pour trouver un semblant d'équilibre, mais pas si bête, il veille surtout à préserver un pan de plaisir disponible, boire, manger, chanter, ce qui lui permet de supporter mieux l'oppression du climat, du système socio-politique, de la vie quotidienne. C'est peut-être dans cette conjonction égoïste qu'il puise l'intelligence du monde, et pourquoi pas, l'âme de celui-ci toutes les fois qu'il esquisse un pas vers l'image du monde spirituel qu'on veut lui tendre. L'image obscure fonctionne alors sans qu'il soit besoin de l'interroger trop. Entraîné dans le flot des fêtes sérieuses, l'homme finit par en faire son propre miel ; il l'interprète à sa manière (au grand dam parfois des autorités reconnues), il se l'approprie et le pervertit bien un peu. Ah, le Jeudi saint à Séville, ah, la menace d'ensablement permanent du pèlerin du Rocio ! Ici, le groupe informel (toujours recommencé) des jeunes gens s'approprie la rue en réinterprétant allégrement en cette nuit obscure les règles de la morale traditionnelle afin de prouver qu'il est prêt à accaparer à son tour le pouvoir de reproduction nécessaire à la cité. Là, l'effacement des frontières entre la ville et la nature, entre les bonnes mœurs et le besoin d'exprimer sa reconnaissance vis-à-vis des dons de la divinité, interroge plus d'une mère à l'heure de laisser sa fille traverser le coto Doñana au pas des bœufs d'une hermandad. Avec le printemps andalou, il s'agit bien pour les individus soucieux de détournements en tout genre de profiter d'une césure précieuse dans le cours de leur vie qui leur fournit l'occasion de se conformer à de nombreux aspects de l'image obscure. Il sera bien temps, avec la célébration impérieuse du Corpus Christi, de revenir se couler dans le moule et d'admettre le pouvoir des élites.

Ces dernières ne rechignent d'ailleurs nullement à affronter bravement certains aspects de l'obscure image imposée depuis l'ailleurs. Ne se veulent-elle pas le vecteur majeur de la doxa locale ? Alberto González Troyano ne manque pas de rappeler qu'il en a été ainsi depuis les premières ébauches de la fameuse image : « La vitalidad mostrada por el majismo encontró, pues, merecido eco. Y así, muchas manifestaciones festivas, humildes en su origen, pudieron potenciar su capacidad creadora y salir de su ámbito popular, gracias a la acogida dispensada por el plebeyismo de una cierta aristocracia. (…) El majismo se constituyó como el escaparate teatral en el que el casticismo exhibía sus antiguas y recientes (e inventadas) tradiciones, en compensación y sustitución y réplica a las novísimas modas cortesanas e ilustradas que rechazaban. » (p. 43).
Le pèlerinage du Rocío, "patrimoine touristique" de l'Andalousie.

(c)D.Fournier

Cela tombe bien puisque dans tous les milieux andalous on semble rechigner à s'écarter trop de l'image imposée depuis l'ailleurs. On se rassure assez facilement en se persuadant que la société a prévu des moments convenus (ritualisés) de l'année où le « nous » l'emporte sur un « je » volontiers aléatoire. Voyez ces señoritos débarqués de la ville qui s'exhibent bruyamment dans les files des pèlerins du Rocío, au détriment peut-être des sept ou huit hermandades des bourgades circonvoisines à l'origine de la fête, lorsqu'une partie des villageois effectuait joyeusement le chemin en habits de tous les jours. Les voici s'affichant en gardiens du dogme, avec vêtures (à la limite du déguisement), réflexions à haute voix, chants convenus incarnant désormais une tradition progressivement réinventée par des organisations urbaines, dont la très orthodoxe Hermandad de Triana. Évitons pourtant de les critiquer trop, car les faits sont là pour montrer que les confréries locales en profitent, qu'elles peuvent ainsi se donner de l'importance, s'imaginant que la tradition mythique bénéficiera de la sorte d'un contact « religieux » avec les gens de la ville, des gens importants prêts à partager le même Salve avec elles. Et qui sait si un jour ou l'autre l'une d'entre elles ne parviendra pas à s'enorgueillir du rachat de tel ou tel élément suranné d'un paso sévillan.

Il reste que l'image obscure reste fondée sur un amas de préjugés fort bien définis par González Troyano s'interrogeant dans sa conclusion sur la manière de lutter contre ceux-ci. Nul doute que l'ouvrage y contribue, qui met en évidence à la fois des vérités et des incohérences. Les préjugés proviennent de la simplification, de diverses manières de dire pour éviter de penser, voire simplement de ressentir par soi-même. Effrayés par un risque de banalisation liée à un progrès imposé et, en partie destructeur de patrimoine intellectuel, les littérateurs et les penseurs venus du romantisme se mirent en quête d'authentique dans les régions méridionales. Ils trouveraient là, et en particulier du côté de l'Andalousie profonde, matière à exprimer leurs émotions, favorables ou non, devant cette géographie du traditionnel, ou de néo-traditionnel.

De la vie dure des préjugés

Il est devenu plus facile depuis de s'en tirer à bon compte en s'en remettant aux stéréotypes, en se réfugiant dans le « nous et les autres » selon ses besoins, ses intérêts. On se plaît à restreindre ses impressions dans le confort des choses soi-disant connues, et qu'on est préparé à voir. Cela vaut pour le reste de l'Espagne, pour les politiques, pour les tenants du système en place : la misère elle-même devient un stéréotype, une banalité commode qu'on peut sortir du placard à la moindre commande. On évite ainsi les analyses, on se réfugie derrière la parole transmise, celle éventuellement qu'on aura soi-même inventée pour des raisons pas vraiment obscures, à la manière de ces gens de pouvoir de certaines régions ibériques qui se revendiquent du dessus de l'intelligentsia européenne tout de même qu'ils se disent les éternelles victimes d'une sujétion politique et économique très profonde. L'intérêt prime.
La muerte del maestro (détail), José Villegas Cordero (Séville, musée de Bellas Artes)

L'art suprême, c'est pour les faiseurs d'opinion, depuis la sphère de leur univers social apparemment inaccessible, de faire gober des préjugés à ceux qui sont prêts à avaler n'importe quoi, pour ne pas voir, ne pas observer, ne pas réfléchir, ne pas analyser. L. Jerphagnon, dans son Connais-toi toi-même… et fais ce que tu aimes (2012 : 249) faisait remarquer que « des choses, nous ne voyons que les étiquettes que d'habiles vendeurs ont posées dessus. (…) le langage n'a de responsabilité qu'instrumentale dans la banalisation : simple outil au service de l'intelligence, il ne fait qu'en servir les desseins, emmagasinant les notions qu'elle a produites selon ses besoins, et qui répondent à un découpage efficace de la réalité. » Oui, il y a dans l'image obscure enveloppée avec soin une part de mythe que, confusément, on renonce de séparer de la raison dès lors qu'on en sélectionne la meilleure part. On y trouverait un refuge acceptable pour ce qui nous fait vivre en dépit de la réalité, tout en sachant trop bien que celle-ci n'a rien à voir avec l'étendue des préjugés.

Considérons maintenant que si, grâce à l'ouvrage de González Troyano, chacun parvient à repérer la naissance d'un préjugé, c'est que celui-ci est voué à mourir. L'élan actuel de la globalisation contribuerait probablement à cet heureux destin. Mais un doute se fait jour ici qui pose un vrai problème « ontologique » : les intéressés eux-mêmes ne risquent-ils pas de se voir alors confrontés à un « après » qu'ils ne distinguent évidemment pas, un « après » dépourvu des traits plus ou moins aimables de l'éternité. On en revient donc à ce que nous laissions entendre au long de ce papier : et si tout le monde y trouvait son compte ? Jusqu'à ceux qui, alors même qu'ils n'en bénéficient pas directement, préfèrent se préserver derrière des stéréotypes plus ou moins subis.

Ils se comportent comme des écrivains ou des musiciens plus dénués de talent que d'ambition et qui tendraient à transformer leurs lectures et le style des auteurs de référence en autant de partitions où ils viendraient appliquer leurs mots, leur petite musique. L'image obscure établit un lien entre l'évidence pesante de la structure sociale et les représentations qu'on s'en fait, surtout depuis l'étranger. Elle relève désormais d'un patrimoine régional qui permet de se faire une place quelque peu singulière dans ce mouvement de la mondialisation s'abattant sur chacun d'entre nous et dont il importe de tirer quelque profit à travers une industrie touristique omniprésente, fût-ce au prix d'une mise au placard de la splendeur passée.

Et puis, s'il advient que le réchauffement climatique touche en premier lieu les régions plus ou moins septentrionales dont sont originaires nos stéréotypes, pourquoi les propagateurs désorientés de ceux-ci ne seraient-ils pas amenés à s'inspirer bientôt des manières véhiculées par l'image obscure ? Teintée d'interprétations critiques exogènes, elle dissimule peut-être en fait une coque recélant des procédés originaux indispensables à la préservation culturelle d'une région, et à la mise en place d'un mode de vie partagé particulièrement adapté à un écosystème complexe.

Dominique Fournier

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La Cara oscura de la imagen de Andalucia. de Dominique Fournier est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International.

Gonzalo Bilbao Martínez. Las Cigarreras. Séville, musée de Bellas Artes