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Hiroshima, et la capitulation de l'esprit critique. (Julien Gracq )

Par Jmlire

Hiroshima, et la capitulation de l'esprit critique. (Julien Gracq )

" Une infime partie du public qui parle aujourd'hui de la littérature en a vraiment connaissance, et il est impossible de rendre compte de ce fait insolite si l'on ne cherche pas à saisir sur un plan plus général les extraordinaires transformations survenues depuis quelques décades dans le mode d'appréhension et dans le comportement de tout public quel qu'il soit... Depuis, disons un demi-siècle, la masse des connaissances humaines acquises, dans presque tous les domaines, a grandi comme on sait à peu près au-delà de toute expression - il n'est plus question, et depuis longtemps, pour un cerveau normalement conditionné, d'en tenir registre, et de s'en faire une idée lointaine autrement qu'à travers des vulgarisations non plus de seconde, mais de troisième ou de quatrième main... La conséquence est que - numériquement parlant - en 1950 il n'existe pratiquement plus nulle part de public de première main ( les quelques spécialistes qui restent au contact avec les ultimes développements de leur science étant public de troisième ou de quatrième main pour tout le reste )...

...alors, comme un enlisé qui lève la main frénétiquement hors du sable avant de consentir à sa nuit, il y avait encore des gens du monde pour contester passionnément, dans une crise de colère rouge, que l'espace fût courbe comme le voulait Einstein, des préposés au balisage pour ricaner rageusement de la dérive des continents. Il semble, hélas, que l'affaire d'Hiroshima, plus encore que d'une ville entre cent autres, ait fait pour toujours table rase de ces derniers chevaliers de la commune mesure, plus encore qu'à une tyrannie matérielle mondiale ouvert les voies à une ère de servage consenti de l'esprit. Quelque chose a cédé, qui n'était pas des murs de bois et des cloisons de papier : le public, forcé dans ses ultimes défenses, a capitulé d'un coup devant l'idée qui l'aveuglait d'une distance désormais sidérale, infranchissable, entre la portée de son œil et le comment d'un phénomène, il a abdiqué d'un coup ses derniers pouvoirs de vérification et de contrôle, il s'en est remis, résigné désormais à vivre dans le fabuleux grisâtre et quotidien d'une bête domestique, à prendre humblement dans la main ce qu'on lui donne, sans chercher de raisons.

Dans la conscience de chacun, le sentiment de quelque chose de dérisoire et même de coupable a fini par colorer insidieusement les réactions d'ailleurs de plus en plus apeurées du sens individuel, et même là où, comme en littérature, le goût n'avait aucune raison de laisser prescrire son bon droit à trancher immédiatement, on dirait qu'une contamination s'est produite : à la réaction extrêmement prudente et cauteleuse, pleine d'inhibitions, qui est aujourd'hui celle du lecteur moyen quand on le sollicite de juger en l'absence de tout repère critique, on sent que la caution des spécialistes, auxquels il se réfère d'instinct en toutes matières, lui fait ici défaut cruellement, qu'il a le sentiment de s'avancer en terrain miné, de n'avoir pas en main tous les éléments...

Julien Gracq, extrait de " La littérature à l'estomac " Librairie José Corti, 1950

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