El llano en llamas
Juan Rulfo
Il y a bien longtemps qu’on n’a pas vu de western spaghetti. Il y a bien Django Le Bâtard qui nous appelle « Achète moi, achète moi ! » par le biais des yeux faméliques d’Anthony Steffen. Il y a bien les forumeurs de Western Movies qui nous tentent régulièrement avec des pépites extraites du puits – semble-t-il – sans fond du cinéma espagnol et italien. Mais on le sait bien qu’il y a un fond à ce puits, que le nombre de westerns spaghetti regardables est sévèrement limité. Alors on prend son temps, après des années d’attente pour pouvoir accéder facilement à tous ces westerns, après la frénésie du début et des livraisons de Wild Side, Seven 7 et Evidis, après de nombreuses infidélités à nos éditeurs francophones –décidément trop frileux – avec des éditeurs étrangers, voire – chut – avec la Sainte Mule, on décide de ralentir un peu le rythme, on revient un peu au western américain, voire au cinéma tout court ; on se dit qu’on a plein de bouquins en retard et qu’Anthony Steffen attendra bien un peu, une dizaine d’années de plus s’il le faut. Le western spaghetti, c’est la goutte de cognac dans le café, il ne faut pas en abuser.
Alors on lit, et après quelques aventures du coté de Fred Vargas, John le Carré et Haruki Murakami – bien loin du monde minéral du western spaghetti, on commence Le Llano en flammes de Juan Rulfo, sans en attendre quoi que ce soit vu que c’est un bouquin qu’on vous a offert à Noël il y a deux – trois - six ans peut-être et qu’on n’avait jamais pris le temps de lire. Sans doute qu’à l’époque, Le pistolero aveugle nous imposait son caractère d’urgence.
Dès la première nouvelle, On nous a donné la terre, car c’est de cela qu’il s’agit, un recueil de nouvelles, dès la première nouvelle donc, on est dedans. Il fait chaud, les peons mexicains marchent sous le soleil, l’un d’eux transporte une poule sous son bras. L’auteur, dans une langue proche du parlé, mais très travaillée et très belle, décrits les canyons arides et la poussière tourbillonnante, la pauvreté. Et surtout il évoque un partage des terres qui fait PAN dans l’esprit du spaghettophile endormi : REVOLUTION.
On est d’abord décontenancé parce que la nouvelle est très courte et se finit abruptement, pour ne pas dire dans le vide, mais on est content d’avoir retrouvé des éléments familiers des westerns zapata, tels El Chuncho, Tepepa, Cinq hommes armés. Mais au fil des nouvelles, le plaisir de lecture reste intacte, car en définitive tout est là, la violence, la vengeance, la mort, les chiens efflanqués qui aboient, les vautours qui tournoient, les destinées écrites dans le marbre de pauvres gens qui subissent la vie comme on subit un châtiment, toujours perdant mais toujours digne. Tout est là, mais bien évidemment en filigrane, en petites touches, sans l’exacerbation propre aux westerns zapata, et surtout avec des histoires qui n’ont évidemment rien à voir avec le western. Une vision morcelée, parcellaire de la ruralité mexicaine des années 20, mais qui donne un sentiment d’exhaustivité impressionnant. Et puis la nouvelle Le Llano en flammes arrive, on suit une troupe de rebelles qui pillent, brulent, tuent et tendent des embuscades aux forces armées mexicaines. Les rebelles se planquent derrière de petits murs décrépis comme dans n’importe quel western zapata. Les exécutions sommaires dans les deux camps sont légions, comme dans tout bon western zapata. Les mises à morts sadiques n’ont rien à envier au genre. Il ne manque finalement que l’humour et l’arrivée d’un Européen irlandais, Suédois ou Polonais pour accentuer le malaise.
Car malaise il y a. La révolution décrite par Juan Rulfo n’est pas celle des années 10, c’est celle des cristeros à la fin des années 20, révolution qu’il a connu jeune et dont il a pu voir les horreurs des deux cotés. Il ne s’agit pas là d’un décorum pour présenter au mieux une réflexion sur l’engagement face à l’individualité (El Chuncho, Il était une fois la Révolution, Tepepa), au pire une farce entrainante avec des bouts d’infra-texte dedans (Companeros, Saludos Hombre) ou pas (5 hommes armés, Viva la Révolution). Il s’agit d’un vrai vécu, d’un vrai regard clinique sur une humanité en bout de course dans un pays ou la violence va de soi. De même, les petites histoires de vengeance, les malheurs agricoles, la faim, les malheurs familiaux n’ont pas vocation à divertir les masses comme les sordides tragiques destinées spaghettiennes le faisaient. C’est du vécu, c’est du réel, et on se sent tout honteux d’aimer le genre western zapata qui paraît si superficiel à coté de cette réalité, de voir que oui l’armée mexicaine se faisait malmener, mais que c’était les peons qui se trouvaient en général face à la mitrailleuse, et que chaque mort avait une histoire et une famille. Tout honteux de voir qu’un auteur, en quelques lignes et en quelques pages, parvienne à vous faire vivre la réalité et la mentalité de ces gens qui n’étaient jusque là pour vous que des figures interchangeables d’un genre très populaire dans les années 70.
PS: les deux photos sont de Juan Rulfo.