Venise est bien sûr la ville de ce que j’appelle des moments à poèmes, ces étranges épiphanies somme toute assez rares dans une vie et qui surviennent aussi dans les endroits les plus inattendus. L’une d’elles a saisi le jeune homme flottant dans un imperméable gris à la mode des années 80 que j’étais ce soir-là dans un arrêt de vaporetto.
À l’intérieur de ces petites stations flottantes reliées au quai par une passerelle, règne à cette heure tardive une atmosphère d’atelier où l’on a oublié d’éteindre les néons.
C’est pourtant bien à l’éclairage jaunâtre des ateliers d’usine de ma bourgade d’origine, Oyonnax, que je pensais malgré moi avant d’entendre le moteur du vaporetto et le clapot sur sa coque.
Je ne sais pas précisément pourquoi cette pensée m’a rempli d’une joie aussi intense dans cet abri bercé par l’onde du canal et dont les vitres exposées aux embruns me renvoyaient le pâle reflet d’un jeune touriste insignifiant qui se prenait pour un roi du monde au seul prétexte qu’il était à Venise au lieu de croupir dans son lycée vétuste puis dans les locaux blafards de l’industrie où risquaient de déboucher des études trop tôt interrompues.
Je suis au moins certain qu’en ce qui me concerne, mon obsession de Venise n’est pas pour rien dans la chance qui m’a permis d’éviter ce funeste destin. Il ne s’agissait pourtant que de monter dans le dernier vaporetto du soir, celui qui, cependant, ne risque pas de vous emmener là où vous ne voulez pas aller.
Photo : Venise, années 80, en attendant le dernier vaporetto du soir. (photo M.)