Le thème du départ et du retour se suffit difficilement à lui-même : il y a en général d’autres scènes plus intéressantes entre les deux.
Départ, scène de chasse à courre, Retour
Giuseppe Palizzi, collection privéeAu final donc, assez peu de peintres ont traité en pendant ce sujet ingrat, qui fait l’impasse sur le meilleur
Il existe de nombreux tableaux sur la Parabole du Fils Prodigue : l’épisode le plus représenté est le Retour, emblème du pardon paternel. Vient suite celui du Fils parmi les Prostituées, ou parmi les Cochons : deux scènes visuellement attractives.
Mais je n’ai trouvé qu’un seul exemple de peintre ayant simplement confronté le début et la fin de l’histoire.
Jan Weenix II, 1668
De taille identique et de la même année, ces deux toiles ont tout pour être des pendants : les architectures se répondent, le même épagneul noir et blanc (symbole de fidélité : depuis Ulysse, on sait que les chiens reconnaissent leur maître à leur retour) fait le lien entre les deux. Cependant les points de fuite sont différents, ainsi que les costumes : il pourrait donc tout aussi bien d’agir de variantes peintes la même année.
Le premier tableau est une sorte de synthèse. Il comporte au centre la scène du départ (le fils, vêtu des riches habits provenant de sa part d’héritage, serre la main de son vieux père en montrant son cheval qui attend) ; mais également des références à des scènes ultérieures : le banquet avec les prostituées, et le fils gardant les troupeaux (évoqué par l’homme assis aux pieds des chevaux).
S’il s’agit de pendants, il est clair que l’artiste a jugé bon d’étoffer la scène initiale, afin de contrebalancer la charge émotionnelle de la scène finale.
La malédiction paternelle, Greuze, 1777, Louvre
Tout en traitant le même thème de la Désobéissance filiale, ce pendant prend le contre-pieds parfait de l’histoire du Fils Prodigue :
- le fils aîné, qui s’est enrôlé dans l’armée (le recruteur l’attend derrière la porte), s’en va sans la permission paternelle ;
- quand il revient, il est trop tard. pour le pardon.
Théâtral dans les attitudes et démonstratif dans la composition, Greuze enfonce un grand coin triangulaire pour marquer la rupture entre le père et le fils..
Sigmund Rreudenberger, 1780
A l’opposé, ces gravures suisses traitent le même thème sans aucune sentimentalisme et en toute normalité (industrie locale oblige) :
- le futur mercenaire quitte sa femme, ses enfants, ses ruches, son vieux père qui lui prodigue un dernier conseil et sa vieille mère qu’un enfant console (à moins que les larmes ne soient dues aux oignons) ;
- il revient en forme et en uniforme, reconnu par son chien et par sa femme.
L’absence a du être assez longue : le vieux père a du mal à marcher, et la famille s’est accrue (assez mystérieusement) de deux nouveaux petits suisses qui ne demandent qu’à partir à leur tour.
Les deux colombes à l’aplomb des deux époux sont comme l’enseigne de leur fidélité.
Sir David Wilkie, 1828
Sir David Wilkie, 1828
Royal Collection Trust
D’un voyage sur le continent, Wilkie ramène en 1828 un changement de style (plutôt Delacroix que Teniers) et des scènes de genre participant à l’hispanophilie ambiante, qui évoquent la guerre contre Napoléon avec un parti-pris espagnol.
Le départ
« La référence au jeune mendiant de Murillo assure la couleur locale… Devant une église, un moine carmélite, peut-être son confesseur, donne du feu à un guérillero. Le geste est une couverture leur permettant de chuchoter . Peut-être s’agit-il d’informations secrètes ou d’instructions venant du moine. Ou bien est-ce une confession privée, le guérillero se voyant accorder une sorte d’absolution a priori. L’allumage du cigare suggère également la mise à feu d’une mèche, comme si le moine était par procuration l’auteur de l’ explosion ». Notice du Royal Collection Trust.
Le retour
« Le Guérillero revient blessé sur sa mule, le bras gauche en écharpe. Il est accueilli par sa femme horrifiée, tandis qu’une autre femme agenouillée près d’une cuvette se prépare à laver ses plaies. Le confesseur l’aide à descendre pour qu’il puisse se cacher dans la maison (ou est-ce l’église) avant le jour. Comme pour beaucoup de ces scènes de genre, il existe de curieuses réminiscences religieuses : ici, un écho ironique de l’Entrée du Christ à Jérusalem. » Notice du Royal Collection Trust
La logique du pendant
Départ le matin, retour le soir, sans doute pas le même jour puisque le guérilléro a changé de pantalon. Parti debout à côté du moine assis, il rentre assis à côté du moine debout. Le jeune garçon armé seulement d’un balai (le pauvre peuple qui rêve de balayer l’étranger) est remplacé par une autre figure du nettoyage et de l’absolution : la femme à la cuvette. Au feu qui allume les combats s’oppose l’eau qui lave les blessures : toute la question de la guerre résumée en deux tableaux.
Henry O’Neil, 1857, Museum of London, Londres
Henry O’Neil, 1859, National Army Museum, Londres
Ce pendant, qui eut un grand succès patriotique à l’époque, montre le départ et le retour des soldats, lors de la mutinerie indienne de 1857 [1].
Son grand intérêt vient du fait que plusieurs personnages se retrouvent d’une toile à l’autre, ajoutant à la grande Histoire leur aventure particulière.
L’officier barbu, parti en uniforme rouge , revient blessé en uniforme kaki de campagne. Sur son képi « pork-pie » de Kilmarnock, il a enfilé un Havelock en coton blanc, coiffe qui protégeait la nuque du soleil brûlant.
Le jeune soldat de marine qui salue son père, un vétéran en habit de Chelsea Pensioner, revient en agitant la Victoria Cross qu’il a gagnée.
L’autre soldat de marine, aux cheveux roux, qui avait dû abandonner sa mère veuve et sa soeur, leur revient sain et sauf, avec son épée d’officier.
Deux autres anecdotes émouvantes complètent la scène du Retour :
- un Highlander détourne les yeux d’une lettre qui lui annonce que sa femme l’a abandonné ;
- juste au dessus, un père embrasse son fils né durant son absence.
Henry Mosler, 1868, tableau perdu
Henry Mosler, 1868, Morris Museum of Art
Pendant la guerre civile, Mosler était peintre aux armées dans le camp nordiste. Trois ans après la fin de la celle-ci, il peignit ce pendant mélancolique en hommage aux fermiers pauvres du Sud, qui avaient tout perdu dans le conflit.
A la petite maison vue de loin, un jour de grand soleil, avec ses colombes qui volent et sa cheminée qui fume, succède la ruine vide, vue de près sous la lune. En quatre ans le vieux père a dû mourir, la femme, les deux enfants et le chien ont disparu, la végétation a repris ses droits, le toit s’est déformé : tout a changé, sauf le fusil, revenu avec l’homme , et qui reste son dernier point d’appui.
Contrairement à ce que l’on pourrait croire, l’histoire de l’Enfant Prodigue a été très rarement traitée en pendant : soit les artistes ne représentent qu’un seul épisode spectaculaire ( les plaisirs et les vices, ou la déchéance parmi les porcs, ou le pardon du père), soit ils produisent une série en plusieurs épisodes (sept par exemple pour Murillo, quatre pour Tissot en 1889 ). Ceci s’explique sans doute par la différence de charge émotionnelle entre la scène banale du départ et la scène-choc du retour : comment le père va-t-il recevoir le fils indigne ?
Le départ de l’Enfant Prodigue
Le retour de l’Enfant Prodigue
Tissot, 1862, Petit Palais, Paris
Le Départ
Dans un décor et des costumes à la Carpaccio, Tissot multiplie les anecdotes amusantes : le singe qui s’agrippe au pilastre, le chien qu’on repêche dans l’eau pour rejoindre le teckel tiré en laisse sur le ponton, la bouteille vide qui flotte. Au centre, l’enfant prodigue, portant un étui qui contient sans doute un précieux cadeau, fait le baise-main à sa mère tandis que son père le bénit. Au bout du ponton, une barque l’attend pour le conduire au bateau…. qu’une barque emplie de prostituées accoste déjà.
Sous son apparence de pastiche policé, le tableau est moins anecdotique qu’il ne semble : le singe pourrait bien symboliser le démon qui guette ; la bouteille qui revient vide, la vanité des fêtes lointaines. Et le chien perdu qu’on repêche dit déjà la fin de l’histoire.
Le Retour
Tissot connait les règles qui font un bon pendant : contraste extérieur-intérieur, mouvement de gauche à droite qui se prolonge d’un tableau à l’autre, contraste de lieu : parti de Venise, l’Enfant Prodigue revient dans les Flandres. Mais le père et la mère sont trop vieux, le fils trop jeune pour correspondre aux personnages du début de l’histoire. Aucun raccord logique n’est à chercher entre les scènes, la cohérence vient d’ailleurs : entre peinture vénitienne et peinture flamande, Tissot accomplit sous nos yeux un grand écart esthétique qui le désigne lui-même comme le Fils Prodigue de l’Art, avec deux familles et deux maisons.[2]
L’Enfant Prodigue dans les Temps Modernes, Tissot, Musée des Beaux Arts, Nantes
Tissot reviendra entre 1880 et 1883 sur le thème de l’Enfant Prodigue, en costumes modernes cette fois, et développé en quatre épisodes. Pour la description détaillée de la série , voir [2].
Edouard de Jans, 1881, Groeninge Museum, Bruges
Après le Médéval et et Moderne, voici maintenant l’Enfant Prodigue selon la mode orientaliste. A première vue, le pendant ne fonctionne pas bien : parti par la gauche, le fils prodigue revient par le milieu.
A seconde vue, on comprend que le peintre a mis en place des symétries bien plus élaborées : on perçoit le contraste entre l’intérieur et l’extérieur, entre les silhouettes qui se séparent et les corps qui se retrouvent. Mais aussi entre la peau pâle et couverte, et la peau bronzée et nue : en s’agrippant à son père, le fils lui dénude la poitrine, et c’est comme s’il se déchargeait sur lui de toute le dureté du désert.
Enfin, on se rend compte que les postures se sont inter-changées : le fils, qui a quitté son père assis et effondré, revient s’effondrer contre son père debout. Même les gestes des bras sont passés de l’un à l’autre :
- au fils tenant de la main droite son bâton et disant adieu de la main gauche, répond la père, retenant de la main gauche le bras inerte du fils, et accueillant de la droite son dos décharné ;
- au père se tenant le front du bras gauche et tendant le droit en signe d’impuissance, répond le fils se tenant le front du bras droit, et tendant le gauche pour demander secours.
Going and Coming
Norman Rockwell, The Saturday Evening Post, 30 Août 1947
Départ en vacances dans l’enthousiasme, le matin à la campagne. Retour du lac Bennington dans la fatigue, le soir en ville.
Le jeu consiste à comparer les attitudes, jusqu’aux minuscules détails : le père s’est affaissé sur son volant et son cigare a raccourci, l’éternel chewing-gum de la grande soeur fait une bulle plus petite. Même la grand-mère granitique, au profil imperturbable, ramène sur ses genoux un rosier en souvenir.
Comme toujours chez Rockwell, ces deux toiles jointes sont basées sur de nombreuses photographies réalisées avec ses voisins d’Arlington [3] , et sur un dessin très précis au crayon [4].
Dessin préparatoire pour Going and Coming
Un second jeu consiste à comparer le tableau définitif au dessin. Les modifications visent toutes à augmenter la symétrie :
- suppression du cinquième enfant derrière la grand-mère, qui rompait l’équilibre filles/garçons ;
- décalage du fanion vers le bas, pour que le grand frère puisse sortir sa tête, mais sans se lever comme à l’aller ;
- suppression des voitures à l’arrière-plan, de manière à rajouter l’opposition campagne/ville ;
- simplification du premier plan : dans Going, la voiture de sport recule de manière à laisser la place à la ronce, tout en continuant de justifier la grimace du garçon
- dans Coming, l’image ironique du jeune couple en décapotable (contre-pied de la famille nombreuse en tacot) est éliminée, remplacée par le fanion.
Dans Coming, le canot sur le toit (sans ses rames), la canne à pêche (tristement sortie par la fenêtre), les serviettes qui sèchent accrochées à la poignée, la tête de Peau-Rouge et le mot Lake sur le fanion, regrettent l’éphémère séjour des citadins dans la nature. Comme le nom du lac a changé entre le dessin et le tableau, il est probable que Bennington ne fait pas référence au lac lointain de l’Etat de Washington, mais est un clin d’oeil à une petite ville du Vermont, toute proche d’Arlington.
Le pendant de Rockwell s’inspire directement d’un pendant de George Hand Wright’, « Going to and Returning from the Seashore », consultable sur ce lien : https://collections.gilcrease.org/object/01262265
[3] http://www.nrm.org/HEA/GAC/ [4] http://www.norman-rockwell-france.com/rockwell-1947.php