Ces pendants comparent l’Avant et l’Après d’une même situation, afin de suggérer ce qui s’est passé entre les deux : sorte d’ellipse qui vise en général à créer un effet comique, ou de scandale.
La transformation-catastrophe
Londres avant et après le Grand Incendie
Wenceslas Hollar, 1666
Cette gravure panoramique a été réalisée juste après le grand incendie du 2 septembre au mercredi 5 septembre 1666. Le choix rarissime d’un pendant vertical permet de reconstruire maison par maison, au dessus de la ville détruite, l’image maintenant céleste de sa « condition florissante ».
L’image de la ville semble être tout à fait réaliste, comme si elle avait été prise depuis la tour de l’actuelle cathédrale de Southwark sur la rive sud de la Tamise. En fait, il s’agit d’un savant mélange de points de vue différents (comme le prouvent les croquis préliminaires qui ont été conservés).
Plus qu’un relevé géographique, ce pendant est avant tout une oeuvre de mémoire, que seul pouvait réaliser un habitant qui depuis des années dessinait la ville sous tous les angles. Document pour l’histoire réalisé par un témoin direct de l’événement, ce pendant est aussi le témoignage d’une lutte personnelle contre l’oubli
Bernardo Bellotto, 1751, Ermitage, St. Petersbourg (197 x 187 cm)
Bernardo Bellotto, 1765, Künsthalle, Zürich (84,5 × 107 cm)
Bien que les deux tableaux, de taille différente, n’aient pas été conçus comme des pendants, Bellotto avait forcément en tête le souvenir du premier lorsqu’il a peint le second, depuis le coin opposé de la place. Cette oeuvre-témoignage, réalisée à chaud quatre mois environ après l’écroulement du clocher (voir Les ruines de la Kreuzkirche) a donc toute sa place ici à la suite du pendant de Hollar,
Une jeune viennoise âgée de 23 ans La même une heure après l’invasion du choléra, et quatre heure avant sa mort.
Wellcome Library, London
Cette gravure italienne coloriée date de la deuxième pandémie de 1832, qui frappa l’Europe par sa brutalité. Elle reprend, en accentuant la beauté de la jeune fille, l’illustration du livre de référence :
Auguste Gérardin, « Du choléra-morbus en Russie, en Prusse et en Autriche », 1832
Obtenu par décalque (la chevelure est exactement la même, à la boucle près), le second visage n’est pas un document réaliste et scientifique : c’est une image délibérément terrifiante, conçue pour démontrer, par l’identité des contours, le caractère quasi-instantané de la dégradation.
La transformation amusante
Il s’agit ici d’une sorte d’ellipse, qui laisse deviner ce qui s’est passé entre les deux.
Hogarth
Hogarth, 1730-31, Tate Gallery, Londres
Il s’agit ici d’une caricature des tableaux bucoliques alors en vogue sur le continent.
Nous sommes au même endroit, dans un bois, contre un rocher. Avant, le tablier laisse échapper des pommes ; après, le tablier est tombé par terre et les pommes aussi. L’homme et la femme se sont assis, et ont interverti leurs position. On note un débraillé certain, en particulier chez l’homme.
Hogarth, 1730-31, Paul Getty Museum
Même concept, mais en intérieur.
Avant
L ‘homme assis tire par sa jupe la femme debout, qui s’accroche à la table de toilette et la fait basculer, entraînant le miroir et une boîte dans sa chute ; le tiroir entrouvert révèle ironiquement des papiers avec des instructions sur la manière de faire la cour ; le chien jappe.
Après
L’homme debout remonte son pantalon à côté de la femme assise, tandis que le miroir brisé et la boîte de poudre répandue – symboles éculés des tableaux galants – rappellent le caractère irréversible , côté féminin , de ce qui vient de se produire ; côté masculin, le chien illustre les conséquences plus bénignes : un petit roupillon réparateur.
Gravure d’après Hogarth, 1730-31
La version gravée ajoute quelques détails croustillants.
Avant
Sur la gravure dans la gravure, marquée Before, un Cupidon approche son flambeau d’un pétard (à noter également le pot de chambre sous le lit).
Après
Sous la gravure marquée Before, une seconde gravure marquée After a été révélée par la chute de la table de toilette, avec un Cupidon hilare désignant le pétard renversé (à noter également le pot de chambre cassé et la tringle à rideau décrochée).
John Opie, vers 1800, Collection privée
A gauche, une gouvernante à lunettes a posé de gros livres sur la table, pour lire aux enfants une histoire lourde et ennuyeuse devant un rideau rouge fermé. En bas à droite, les deux plus jeunes jouent à un jeu de ficelle. Debout au fond, dominant les malheureux qui baillent ou sommeillent, une grande fille aux cheveux blonds et bouclés, l’index sur les lèvres, a une idée derrière la tête.
A droite, la gouvernante est partie et la grande fille a pris sa place, tenant un petit livre. On a repoussé la table inutile et ouvert le rideau sur le parc. Les deux plus jeunes ont dû partir courir dehors, c’est maintenant un chaton qui s’amuse avec la ficelle. Les deux filles brunes qui baillaient et s’étiraient à gauche s’enlacent maintenant à droite, captivées. Les deux petits qui rêvassaient derrière les livres ont ouvert les yeux. Attirés par l’histoire, deux nouveaux enfants, plus grands, sont venus compléter le tableau et remplacer les deux absents.
En inter-changeant les places et faisant sortir et entrer des acteurs, la composition montre par elle-même, tout en restant logique et équilibrée, comment lutter contre l’ennui.
Tregear, avant 1841
John Kay, edité par Hugh Paton, Edimbourg, 1842
The great matrimonial admonisher and pacificator, 1861
Ces têtes réversibles constituent un cas très particulier de pendant : en inversant les humeurs des personnages, le retournement agit aussi sur le spectateur, qui se trouve ainsi propulsé dans l’arrière-plan de l’image précédente.
Rops, Uylenspiegel, no. 29, 16 August 1857
Cette oeuvre de jeunesse de Rops ridiculise deux modes à la fois : celles des bains de mer et celle des crinolines.
Rops, eau forte , 1868 Musée Rops Namur.
Même dégonflage de la gloire, mais ici pour le sexe fort.
A noter la valeur expressive de l’ombre : elle prend forme humaine et sa hauteur, inchangée dans les deux états, étalonne le changement de taille.
Passé minuit
Rops, 1878-88, Musée Rops ,Namur
Ici l’Avant et l’Après sont emboîtés l’un dans l’autre grâce à l’image dans l’image.
Plusieurs métaphores visuelles viennent renforcer le propos :
- les deux pointes érigées de la chemise de nuit s’opposant aux deux basques flaques ;
- cette même chemise coiffant le poteau du lit ;
- sur la table de nuit, l’éteignoir près de la bougie ;
- le parapluie tombé à côté du chapeau ;
- les fortes mains de l’épouse enserrant la tête chauve de l’époux.
Gravure pour Les Sonnets du Docteur, de Georges Camuset, Rops, 1884
Cette gravure est opportunément construite sur le modèle des publicités médicales.
- Avant : un petit faune malade au bonnet de coton n’a plus la force que de lever sa plume, devant la « petite dame » [1] qui le toise d’un regard sévère.
- Après : ragaillardi par l’effet du livre et transformé en Amour, il s’en va en livrer d’autres en faisant voler les feuilles de vigne.
La Baionnette, 1917, « A la diable », revue civile et militaire, couverture par Gerda Wegener
A l’ouverture du spectacle, la jolie diablesse vide de son sac les personnages (un marquis, une exploratrice, une sirène), accompagnée par un choeur de chats et trois petits musiciens (flûte, violon, violoncelle).
La fin du spectacle est plus mouvementée : sous les bouquets de fleurs, la diablesse s’esbigne. Deux chats et deux musiciens, qui révèlent leur arrière-train de faune, s’enfuient sous le rideau qui tombe, rejoignant la sirène et le marquis qui s’envolent. Le flûtiste souffle une bougie, tandis que le dernier chat salue en montrant son derrière.
Dans le prolongement de Rops, deux images récentes sur les méfaits du travail...
Transformations discrètes
Parfois la formule « Avant-Après » sert de stimulus textuel réclamant de bien regarder l’image.
Double portrait de L. A. Plummer
F.W.Benson et J.L.Smith, 1883-85, collection privée
Plummer était venu à Paris étudier l’Art en compagnie de ses compatriotes Benson et Smith [2]. Ce qui pourrait être un simple souvenir d’atelier se transforme, par la force du Before/After , en une devinette plaisante : sans doute faut-il voir, dans la cigarette allumée, le résultat de la vie parisienne sur le jeune américain sérieux : « Après l’utilisation de Paris ».
Before and After
Andy Warhol, 1962, Whitney Museum of American Art, New York
Sous couvert d’une publicité pour se faire refaire le nez, Warhol illustre discrètement une transformation plus radicale : un changement de sexe (l’inclinaison différente du front accentue cet effet).