(Notes sur la création) Cinq traductions françaises d'un paragraphe de Tchouang-tseu

Par Florence Trocmé

Cinq traductions françaises de l'avant-dernier paragraphe du ch. 7 du tchouang-tseu

LÉON WIEGER (1913)
" [...]
F. Faites du non-agir votre gloire, votre ambition, votre métier, votre science. Le non-agir n'use pas. Il est impersonnel. Il rend ce qu'il a reçu du ciel, sans rien garder pour lui. Il est essentiellement un vide. - Le sur-homme n'exerce son intelligence qu'à la manière d'un miroir. Il sait et connaît, sans qu'il s'ensuive ni attraction ni répulsion, sans qu'aucune empreinte persiste. Cela étant, il est supérieur à toutes choses, et neutre à leur égard. "
Léon Wieger (S.J.), Œuvre de Tchoang-tzeu, ch. 7. Gouvernement des princes (avant-dernier §). in Les pères du système taoiste, Imprimerie de Hien Hien, Heijan, 1913, p. 268-269. (Wikisource)

LIOU KIA-HWAY (1969)
" [...]
Le non-agir domine la nomination
Le non-agir renferme les projets
Le non-agir facilite les tâches
Le non-agir guide l'intelligence.

Qui pénètre l'infini rejoint l'invisible, perfectionne les dons qu'il a reçus du ciel, délaisse tout préjugé, celui-là saisit l'humilité de l'homme parfait, se sert de son esprit comme d'un miroir : il ne reconduit ni n'accueille personne ; il répond aux autres sans rien cacher ; il triomphe des êtres sans en être blessé. "
Tchouang -tseu, Œuvre complète, ch. 7. L'idéal du souverain et du roi (avant dernier §), traduction, préface et notes de Liou Kia-hway, Gallimard/Unesco, " Connaissance de l'Orient ", 1969.

JEAN-FRANÇOIS BILLETER (2002)(1)
" [...]
Ne te fais pas le réceptacle du renom, la résidence du calcul ; ne te comporte pas en préposé aux affaires, en maître de l'intelligence. Fais plutôt par toi-même l'expérience du non-limité, évolue là où ne se fait encore aucun commencement. Tire pleinement parti de ce que tu as reçu du Ciel, sans chercher à te l'approprier ; contente-toi du vide. L'homme accompli se sert de son esprit comme d'un miroir - qui ne raccompagne pas ce qui s'en va, qui ne se porte pas au-devant de ce qui vient, qui accueille tout et ne conserve rien, et qui de ce fait embrasse les êtres sans jamais subir de dommage. "
Tchouang-tseu, livre 7/f/31-33, trad. Jean-François Billeter, in J-F. Billeter Leçons sur Tchouang-tseu, Paris, éd. Allia, 2002, p. 100.

JEAN LEVI (2003) (2)
" Ne te fais pas un réceptacle à renom, ne sois pas un magasin à calculs ; ne te comporte pas comme un préposé aux affaires ou un maître de la sagesse. Sache aller jusqu'au terme de l'illimité et vagabonder dans l'invisible. Tire parti de ce que tu as reçu du ciel sans en chercher davantage. Contente-toi d'être vide. L'esprit de l'homme parfait est un miroir. Un miroir ne reconduit ni n'accueille personne ; il renvoie une image sans la garder. C'est ainsi qu'il domine les hommes sans être blessé. "
Fin du ch. 7, in J. Levi, Propos intempestifs sur le Tchouang-tseu, Paris, éd. Allia, 2003 p. 142.

ROMAIN GRAZIANI (2019) (3)
" Ne joue pas au maître des noms ; ne fais pas de ton corps un bureau à projets ; ne te prends pas pour la personne en charge ; ne laisse pas ta conscience jouer les propriétaires ; fais corps avec l'infini ; ébats toi en restant l'invisible ; déploie pleinement ce que tu as reçu du ciel sans chercher à voir ce que tu en retireras ; demeure vide et voilà tout ; les hommes parfaitement accomplis se servent de leur esprit comme d'un miroir ; ils ne vont pas au-devant des choses ni ne se laissent entraîner ; ils n'emmagasinent rien, étant pure réactivité ; c'est ainsi que l'on peut avoir prise sur le dehors sans se laisser nuire. "
Tchouang tseu, ch. 7, trad. R. Graziani, in R. Graziani, L'usage du vide, Essai sur l'intelligence de l'action, de l'Europe à la Chine, Paris, Gallimard, Bibliothèque des Idées, 2019, dernier § de l'épilogue de l'ouvrage.
Proposition de Jean-Nicolas Clamanges

1 Note liminaire : " Il n'en existe pas [du Tchouang-tseu] de traduction satisfaisante en français. Celle de Liou Kia-hway [...] est faible. Celle de J.-J. Lafitte (Albin Michel, 1994) n'est pas meilleure. Celle de L. Wieger [...] est définitivement dépassée. La meilleure que l'on ait en une langue occidentale est celle de Burton Watson, The Complete Work of Chuang Tzu (Columbia University Press, New York, 1968). Celle de A.C. Graham, Chuang-tzû, The Seven Inner Chapters (Allen & Unwin, Londres, 1981) est moins convaincante, mais présente de l'intérêt par son appareil critique. "
2 Note de la p. 10 : " Bien que je renvoie à la traduction du Tchouang-tseu de Liou Kia-hway [...] je donne ici et dans la suite ma propre version ; elle diffère souvent sensiblement de celle de Liou. Cf. VII, p. 142 ".
3 Notice sur le Tchouang-tseu : " Les traductions complètes du Tsouang-cheu publiées en français sont déplorables, à l'exception de celle de Jean Levi publiées en 2006 : Les œuvres complètes de Maître Tchouang [...]. Celles publiées en anglais valent bien mieux.