Partager la publication "[Critique] THE IRISHMAN"
Titre original : The Irishman
Note:Origine : États-Unis
Réalisateur : Martin Scorsese
Distribution : Robert De Niro, Joe Pesci, Al Pacino, Harvey Keitel, Bobby Cannavale, Ray Romano, Stephen Graham, Anna Paquin, Jesse Plemons, Sebastian Maniscalco…
Genre : Drame/Adaptation/Thriller/Biopic
Durée : 3h29
Date de sortie : 27 novembre 2019
Le Pitch :
Ancien soldat, Frank Sheeran travaille comme chauffeur livreur quand il fait la connaissance de Russell Bufalino, l’un des parrains du crime organisé de la côte Est. À son contact et grâce à son influence, Sheeran ne tarde pas à devenir l’un des principaux tueurs de la mafia, pour laquelle il exécute divers contrats au fil des années. C’est alors qu’il se rapproche du puissant dirigeant syndicaliste Jimmy Hoffa. Histoire vraie…
La Critique de The Irishman :
La genèse de The Irishman a fait couler beaucoup d’encre. Et pour cause ! N’ayant pas réussi à monter son projet comme il avait monté tous ses précédents films, Martin Scorsese s’est réfugié chez Netflix, qui lui donnait non seulement les moyens de ses ambitions mais aussi toute la liberté de mouvement nécessaire au bon déroulement des opérations. Car The Irishman a coûté cher. Notamment à cause de l’importance des effets-spéciaux, le fameux procédé de-aging (formidable la plupart du temps, le rajeunissement accroche juste de temps en temps mais jamais cela n’handicape le film), censés permettre aux principaux acteurs de jouer leur rôle tout du long du récit, qui se déroule sur quatre décennies. Un projet extrêmement ambitieux organisant les retrouvailles de Scorsese avec son acteur fétiche Robert De Niro, qu’il dirige donc pour la neuvième fois, retrouvant aussi pour l’occasion Joe Pesci, qui est spécialement sorti de sa retraite, et Harvey Keitel. Sans oublier bien sûr Al Pacino avec lequel le réalisateur américain n’avait jamais travaillé. Les raisons de considérer The Irishman comme l’un des événements cinéma les plus importants de la décennie ne manquaient donc pas…
J’ai entendu dire que tu peignais des maisons…
Adapté du livre de Charles Brandt, J’ai tué Jimmy Hoffa (I Heard You Paint Houses en version originale), The Irishman raconte la vie de Frank Sheeran, un américain d’origine irlandaise devenu l’un des plus fameux porte-flingues de la mafia. Un homme par ailleurs proche de la figure emblématique Jimmy Hoffa, qu’il est aussi soupçonné d’avoir tué pendant l’été 1975. Une histoire vraie qui permet à Martin Scorsese de certes renouer avec le genre qui a largement contribué à sa notoriété, le film de mafia, sans pour autant « refaire » Casino ou Les Affranchis. The Irishman est donc différent. Il s’agit bel et bien d’un pur film de Scorsese mais ici, un peu comme Tarantino avec Once Upon a Time… in Hollywood, le cinéaste va un peu à contre-courant des attentes et évolue dans une direction plutôt surprenante sans pour autant se renier. The Irishman qui tranche aussi avec Les Affranchis et Casino par la nature de son personnage principal. Quand Henry Hill (Ray Liotta dans Les Affranchis) et Sam Rothstein (De Niro dans Casino) étaient au centre d’une montée en puissance, sorte de success story en milieu mafieux, Frank Sheeran lui, semble presque subir tout ce qui lui arrive dès lors qu’il est intronisé dans la famille du crime organisé. Il fait bien sûr tout ce qu’il faut pour s’imposer et se rendre d’une certaine façon indispensable mais son parcours n’est pas marqué par le luxe, par le flot de billets et par les excès d’habitude associés à ce milieu. De soldat, Sheeran passe à tueur exécutant ses contrats de la même façon qu’il tirait sur l’ennemi, froidement et sans beaucoup d’états d’âme, sans totalement admettre qu’il recherche par là à atteindre le sommet d’une hiérarchie qui ne cesse de l’exploiter. Quand Les Affranchis et Casino étaient résolument rock and roll, y compris au niveau de leur B.O, The Irishman lui, s’apparente plus à un jazz, à un blues ou à un swing riche en ruptures de ton propice au développement des thématiques qu’il incarne brillamment…
Kill Jimmy
Dans le rôle de Sheeran, au centre de l’attention, narrateur principal de l’histoire, témoin et acteur privilégié d’un pan particulièrement important de l’histoire de la mafia et des États-Unis, Robert De Niro est tout simplement monstrueux. Constamment dans la retenue, il retrouve ici un rôle du calibre de ceux qu’il tenait dans les plus grands classiques de sa filmographie. Y compris ceux que Scorsese lui a offert dès le début de leur fructueuse collaboration. Le voir donner la réplique à Joe Pesci étant particulièrement émouvant, les deux acteurs ayant croisé le fers dans quelques-un des longs-métrages les plus mémorables du septième-art. Pesci d’ailleurs, n’est pas revenu pour enfiler des perles. Absent des écrans depuis 2010 (si on excepte une participation vocale en 2015), il se montre incroyable du début à la fin dans un rôle qui tranche franchement avec la folie et l’exubérance de ses précédents faits de gloire. Force tranquille, figure d’autorité crainte et respectée, son personnage, Russell Bufalino, lui offre l’opportunité de briller avec une intensité incroyable. De la même façon, mais pour sa part doté d’une partition plus tapageuse de prime abord, Al Pacino fait un Jimmy Hoffa impressionnant. Retrouvant De Niro, il nous livre une performance qui d’emblée s’impose comme l’une de ses plus mémorables. Tour à tour rageur, facétieux, insaisissable, menaçant et quelque-part lui aussi mélancolique, son Hoffa habite un film où chacun se nourrit du jeu de l’autre dans l’intérêt d’une fresque globale. La présence à leurs cotés d’Harvey Keitel, un autre visage incontournable de la famille Scorsese, de Bobby Cannavale, du génial Ray Romano ou encore d’Anna Paquin et Stephen Graham conférant bien sûr à The Irishman un surplus hallucinant de prestige mai aussi une cohérence absolue. Martin Scorsese ayant forcément su exploiter l’alchimie entre ses comédiens, tout en déjouant parfois les attentes quant à leurs rôles. Voir ces géants se donner la réplique s’avérant jubilatoire et émouvant. Surtout que les géants en question, sont magnifiquement servis par le script de Steve Zaillian (La Liste de Schindler, Gangs of New York…). Chaque mot, chaque inflexion, chaque pause donnant lieu à des instants de pur cinéma alors que se dessine, au travers de la vie de cet homme violent au service de la mafia, la grande histoire de l’Amérique.
Time isn’t on my side…
L’un des prouesses de The Irishman est d’avoir su, à travers le parcours de Sheeran, raconter plusieurs histoires liées les unes aux autres. Alors que l’Irlandais du titre, tue pour grimper les échelons, la mafia influence le pouvoir, place ses pions sur l’échiquier politique, fraye avec le puissant Hoffa pour mettre son nez dans les syndicats, règle ses comptes alors que le temps passe… Le temps étant le véritable sujet de The Irishman. Secondé par Thelma Schoonmaker, dont le montage est absolument admirable, d’une précision et d’une fluidité inouïes, Martin Scorsese disserte sur le temps qui passe et que personne, y compris les figures les plus influentes, ne peuvent retenir. On soulignait plus haut que The Irishman n’est pas un film de mafia au même titre que Les Affranchis ou Casino mais qu’on y reconnaissait bien sûr complètement Scorsese. Sa façon de casser le quatrième mur, l’utilisation de la voix off et de la musique (les Stones ne sont pas de la partie mais l’arrivée de certaines chansons qui font écho à ce que l’on voit à l’écran, rappelle bien sûr les grands moments de Mean Streets et cie) sont ici assortis à un désir d’apaisement. Notamment dans sa façon de traiter la violence. Et si son film est en effet très long, jamais il ne fait de surplace et ne paraît « long ». Il s’écoule, parfois tranquillement, pour bien installer les intrigues, donner du corps aux relations entre les protagonistes et laisser respirer le récit pour parfois mieux accélérer dans un déferlement de violence. L’utilisation que fait Scorsese de l’humour, un peu pince sans rire mais aussi parfois plus franc, jouant sur des gimmicks qu’il a lui-même contribué à instaurer, va dans ce sens. Quand il nous surprenait par sa vivacité et son côté punk, à 71 ans, avec le furieux Le Loup de Wall Street, il joue ici la carte du « faux apaisement », prenant une somme considérable de risques qui à la fin, s’avèrent tous payants. Risques d’enlisement mais aussi risques liés à la nature même de la distribution de son métrage. Netflix offrant une porte de sortie aux spectateurs que le cinéma ne rend pas si « facile » (en gros, on est chez soi, on peut appuyer sur pause ou sur stop et passer à autre chose). Il est donc fort probable que beaucoup de spectateurs, appâtés par le caractère événementiel du film, tentent leur chance mais lâchent l’affaire avant la fin. D’autres le regarderont comme une mini-série et ça se comprend. 3 heures et demi ce n’est pas rien. Pourtant, The Irishman, vu sa structure et sa logique, qui apparaît limpide à la fin, a été pensé pour un visionnage d’un seul trait. Il a beau être distribué à la télévision, il reste un vrai film de cinéma. Le fait qu’il soit sur Netflix étant dû à une somme de contraintes relatives au fonctionnement actuel d’une industrie qui n’arrive pas toujours à négocier certains virages périlleux propres au changement en marche.
Redemption song
La dernière partie du récit est celle où Scorsese affiche donc clairement ses intentions. Alors que le temps a fait son œuvre et que peu à peu s’efface le passé pour laisser la place au futur, aussi incertain soit-il, Sheeran se met en quête d’un plan B censé le sauver des conséquences de ses actes. Dieu fait bien sûr partie de l’équation. On est chez Scorsese après tout. Dieu qui représente une porte de sortie mais dont l’évocation permet aussi à cette réflexion sur la vieillesse de résonner avec autant d’éloquence. Dernière partie qui est également la plus émouvante, le film arrivant à nous faire éprouver une certaine compassion pour un homme qui finalement n’en mérite pas. Un homme ayant mis un terme à un nombre incalculable de vies mais aussi responsable de l’explosion de sa propre existence à travers la dissolution de sa famille. La scène où De Niro et Pesci discutent au bowling en dit ainsi long sur les intentions de toute l’entreprise. On est pourtant à ce moment-là loin du dénouement mais les mots de Pesci sur l’importance de la famille et de l’héritage résonnent au terme de l’ultime (et sublime) plan… L’érosion de l’âme humaine, la capacité d’accepter l’inacceptable, l’amour pour les siens mais cette incapacité à vraiment l’assumer… The Irishman est un film somme au sein duquel tous les éléments s’imbriquent les uns aux autres avec un naturel confondant. La mise en scène, ambitieuse mais pas tape-à-l’œil, traversée de scènes incroyables (le premier plan-séquence d’introduction donne le ton), fluide et puissante, donnant à ce récit monumental, mélancolique et poignant, l’opportunité de nous prendre à la gorge et de nous passionner 3h30 durant. C’est ça le cinéma…
En Bref…
À la fois complexe et pourtant fluide, The Irishman est un authentique chef-d’œuvre. Combien de réalisateurs parmi ceux qui ont marqué les 70’s et les 80’s, peuvent se targuer de faire, aujourd’hui, ce qu’accomplit Scorsese. Désormais un peu seul à toujours tutoyer les sommets, parmi les réalisateurs de sa génération, quand Coppola ou De Palma ont par exemple beaucoup plus de mal (pour diverses raisons), Martin Scorsese nous livre avec The Irishman une bouleversante fresque d’une audace et d’une ambition folles, que ce soit au niveau du fond ou de la forme. D’une maîtrise parfaite, captivant, parfois drôle, violent et mélancolique, The Irishman est l’un de ses meilleurs films. Un classique instantané à la force tranquille mais à proprement parler dévastatrice…
@ Gilles Rolland
Crédits photos : Netflix