Dans sa dernière période, les pendants de Turner reflètent l’évolution se son style, vers la simplification et l’abstraction. Les deux derniers cependant sont exceptionnels : l’un est une sort de manifeste pessimiste, l’autre unretour aux origines.
Article précédent : Les pendants de Turner : 1831-1843
Le lever de soleil depuis le haut du Rigi Le Lac de Lucerne : la baie d’Uri vue des hauteurs de Brunnen (Lake Lucerne: the Bay of Uri from above Brunnen)
Turner 1844, Tate Gallery [25]
Ces deux pendants assez abîmés sont connectés par la topographie :
La baie d’Uri vue des hauteurs de Brunnen
Turner, 1842, collection privée
Cette aquarelle plus ancienne montre le lac depuis le même point de vue, avec le mont Rigi au fond.
L’arrivée de Louis-Philippe au Royal Clarence Yard à Gosport, 8 Octobre 1844 Le départ de Louis-Philippe du Royal Clarence Yard à Gosport, 8 Octobre 1844
Turner, 1844-45, Tate Gallery
Ce pendant n’a retrouvé son titre que récemment (Ian Warrell, 2003), notamment grâce à la haie de soldats en rouge (à l’arrière-plan à droite du second tableau) : on pensait auparavant à des scènes vénitiennes [26]. Dans ses lettres, Turner indique qu’il s’était déplacé à Portsmouth pour assister à la visite d’Etat de Louis-Philippe, qu’il avait d’ailleurs rencontré personnellement lors de son exil à Twickenham dans les années 1810 .
En 1845, Turner expose dans deux salles de la Royal Academy deux pendants vénitiens, illustrant au total les quatre moments de la journée.
Venise – Midi Venise – Coucher de soleil, un pêcheur
Turner, 1845, Tate Gallery
Le premier tableau serait une vue prise depuis les Jardins Public, montrant à gauche l’église San Giorgio et à droite le Palais des Doges. Le second montre la jonction entre le canal de la Guiudecca et le Grand Canal, avec au centre l’église de la Salute [27].
Autrement dit une vue lointaine et une vue plus proche, dans la même direction.
Venise, le Soir, Départ pour le bal (pour William Wethered) Venise, le Matin, Retour du bal – San Martino (pour Francis McCracken)
Turner, 1845, Collection privée
Ces deux tableaux ont été peints pour deux commanditaires différents, comme Turner le précise dans une lettre de mai 1845 à Francis McCracken, de Belfast :
Le sujet <de votre tableau> est Retour du bal – l’aube lorsque la Lune retire sa lumière et que le matin rose commence, – la société se met en pause. Départ pour le bal – coucher du soleil et lever de la lune au dessus de Venise – est peint pour un gentleman de King’s Lyne (William Wethered) : le Campo Santo avec ses bâteaux et ses masques se dirigeant vers la ville. Le vôtre est le retour vers San Martino, une île de l’Adriatique.
« The Subject <of your picture> is Returning from the Ball – the dawn of day when the Moon withdraws her light and rosy Morn begins, – the company Pause. Going to the ball – sun setting and moon rising – over Venice is painted for a gentleman of King’s Lyne: the Campo Santo with Boats and masqueraders proceeding towards the City. Yours returning to St Martino, an Island in the Adriatic »
Suite aux critiques mitigées de la presse, les deux commanditaires se dédirent, et Turner reprit les tableaux, puis vendit finalement la paire à B.G.Windus. [27a]
Ce cas particulièrement intéressant montre bien que Turner concevait graphiquement ses couples de tableaux en symétrie, même s’ils étaient destinés à être vendus séparément : manière raisonnable de parer à tout éventualité face à la versatilité des commanditaires, mais aussi preuve de la prééminence qu’il donnait à l’exposition de la Royal Academy : même séparés dès après leur naissance, ses rejetons seraient à tout jamais des jumeaux.
Venise, le Soir, Départ pour le bal (San Martino) (61,6 x 92,4 cm) Venise, le Matin, retour du bal (Santa Martha) (61,6 x 92,4 cm)
Turner, 1846, Tate Gallery
Titres donnés par la Tate Gallery) [28]
En 1846, Turner expose un autre pendant vénitien portant presque les mêmes titres que celui de l’année précédente; et destiné lui-aussi aux mêmes commanditaires, d’où de nombreuses confusions. Il faut dire que Turner lui même n’aidait pas. Ecrivant le 14 juin 1846 la même lettre aux deux commanditaires, il se trompe d’enveloppe (mettant la lettre pour McCracken dans celle pour Wethered, et vice versa ; de plus il semble s’embrouiller dans les titres des tableaux. Dans la lettre pour Wethered par exemple, il écrit :
Le sujet de votre tableau étant (St Martino) Retour du bal – et non (Ste Martha) Départ pour le Bal, qui est pour M. F.Mc Cracken de Belfast.
The subject of your picture being (St Martino) returning from the Ball – and not (St. Martha) going to the Ball, which is fot Mr F.McCracken of Belfast. »
Quelque chose cloche : si l’on regroupe les informations fournies par Turner dans ses lettres de 1845 et 1846, le plus vraisemblable est qu’il ne s’est pas trompé sur le nom des églises mais sur les destinataires (comme pour l’enveloppe) : ainsi deux Départs (avec le soleil couchant) auraient été destinés à Wethered et les deux Retours vers san Martino (une île imaginaire) à McCracken.
Finalement, ni l’un ni l’autre ne se décidèrent à acheter, et le pendant invendu resta chez Turner jusqu’à sa mort.
Festival vénitien Riva degli Schiavone, Venise : fête aquatique
Turner, vers 1845-46, Tate Gallery
Ce quatrième pendant vénitien, non daté mais visiblement de la même époque, est resté inachevé et n’a pas été exposé. [29]
L’Ange debout dans le soleil Ondine donnant l’anneau à Massaniello, pêcheur de Naples
Turner, 1846, Tate Gallery
L’Ange debout dans le soleil
Le tableau était accompagné d’un extrait de l’Apocalypse :
« Et je vis un ange debout dans le soleil; et il cria d’une voix forte à tous les oiseaux qui volaient par le milieu du ciel: » Venez, rassemblez-vous pour le grand festin de Dieu, pour manger la chair des rois, la chair des chefs militaires, la chair des soldats vaillants, la chair des chevaux et de ceux qui les montent, la chair de tous les hommes, libres et esclaves, petits et grands. « Apocalypse 19:1-18.
Ainsi que d’une citation du Voyage of Columbus, de Samuel Roger :
Le vol d’un Ange des Ténèbres
La marche du matin qui brille au soleil
La fête des vautours à la fin du jour.
The Flight of an Angel of Darkness
The morning march that flashes to the sun
The feast of vultures when the day is done
La composition est ternaire :
- au centre, l’Archange Michel brandit son épée pour attirer les vautours, à l’aplomb d’un serpent enchaîné ;
- en bas à gauche Adam, Eve, Abel mort et Caïn s’enfuyant, suivis par un squelette qui imite le geste d’affliction d’Adam ;
- en bas à droite, Dalida et Judith coupant la tête de Samson et d’Holopherne
Ainsi l’Ange vengeur vient punir ceux qui trahissent, leur frère ou leur amant.
Solaire et sanglant, ce pseudo Jugement Dernier où il n’y a que des condamnés n’est pas loin du « Soleil cou coupé » d’Apollinaire.
Ondine donnant l’anneau à Massaniello, pêcheur de Naples
Ce sujet unique et compliqué a maintenant été décortiqué par les historiens d’art. Il s’agit d’une invention de Turner, qui condense en une seule scène deux histoires de trahison :
- une historique, celle du pêcheur Masaniello, leader de la révolte de Naples en 1646, finalement trahi et assassiné par ses propres partisans ;
- une littéraire, celle de la nymphe Ondine, qui propose à un pêcheur un anneau de mariage, et le détourne de son aimée. [30]
Naples, cité de la sirène Parthénope, a dû faciliter cette fusion : on voit à gauche le Vésuve en éruption, et à droite le pêcheur remontant dans ses filets un mélange de poissons et de naïades.
En haut Ondine brandit son anneau au centre d’un halo lumineux.
La logique du pendant
Le thème commun repéré par G.Finley, la Trahison, n’épuise pas la signification d’un pendant aussi complexe et obsessionnel, travaillée par des combats personnel : la lutte contre les critiques (l’Ange vengeur) [31], et la Révolution salutaire (le Vésuve, le bonnet phrygien)
[hop]
Au Salon de 1850, un an avant sa mort, Turner achève sur les murs mêmes de la Royal Academy une série de quatre paysages sur le thème d’Enée. Je résume ci-dessous l’analyse de G.Finley ([11], p 71 et ss), différente sur certains points des commentaires de la Tate Galery [32].
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Enée racontant son histoire à Didon [33] Mercure envoyé pour mettre en garde Enée
Turner 1850, Tate Gallery
Enée racontant son histoire à Didon (Nuit)
Le premier tableau, disparu depuis 1920 (peut-être en 1928 lors de l’inondation de la Tate Gallery) montrait à gauche Didon et Enée dans une barque avec à l’horizon une série de bâtiments inspirés du Château Saint Ange, du Palais des Doges et du Pont des Soupirs.
Il était accompagné des vers suivants :
Sous la lumière du pâle croissant de la Lune
Didon écoutait Troie être perdue et gagnée.
Beneath the moon’s pale crescent shone,
Dido listened to Troy being lost and won
Turner a repris littéralement le passage l’Eneide :
« tantôt, à la tombée du jour, elle veut refaire un même banquet
et, dans son délire, veut encore entendre les épreuves d’Ilion,
restant à nouveau suspendue aux lèvres du narrateur. » Enéide, Livre IV, vers 77
[hop]
Mercure envoyé par Jupiter pour réprimander Enée (Matin)
Dans la brume matinale
Mercure attendait de lui parler de sa flotte négligée
Beneath the morning mist,
Mercury waited to tell him of his neglected fleet
Selon la « charte visuelle » de la série – qui respecte le passage de l’Eneide décrivant cette scène – Enée ne peut être que le personnage en manteau rouge assis au niveau des femmes :
« Le héros portait une épée à la garde constellée de jaspe fauve,
et de ses épaules tombait un manteau resplendissant
de pourpre tyrienne, présent réalisé par la riche Didon,
qui en avait rehaussé la trame d’un mince fil d’or. » Enéide, Livre IV, vers 261.
Sur le rocher se tiennent Cupidon et Mercure sur le point de transmettre l’ordre de Jupiter : quitter Didon et reprendre la mer. Toute la moitié droite du tableau montre la flotte en attente.
La visite à la tombe Le départ de la flotte
Turner 1850, Tate Gallery
La visite à la tombe (soleil couchant)
Le soleil s’est couché avec colère face à une telle supercherie.
The sun went down in wrath at such deceit
Cette scène, qui ne figure pas dans l’Eneide d’Ovide, a été extrapolée par Turner, probablement à partir d’un passage de l’Eneide de Dryden décrivant une visite de Didon seule à la tombe de son mari Sycheus.
Didon (en blanc) et Énée (en rouge), accompagnés de Cupidon, ont visité le mausolée dans l’espoir que le souvenir de son mari puisse arrêter la passion mortifère de Didon pour Enée. Le mausolée se trouve en haut de la rive gauche, et les deux amants sont en train de repartir, désespérés, le charme n’ayant pas été rompu.
Le départ de la flotte (Matin)
La lune d’orient brillait sur la flotte en partance,
Ayant invoqué Némésis, le prêtre tendait la coupe empoisonnée.
The orient moon shone on the departing fleet,
Nemesis invoked, the priest held the poisoned cup.
La série se conclut par une scène à la lumière de la Lune, comme la première. Mais nous sommes ici à l’aube, après le départ d’Enée : Didon se suicide entourée de ses suivantes, un prêtre brandissant au dessus d’elle la coupe empoisonnée.
La logique de la série (SCOOP !)
Le premier pendant est consacré à Enée (celui qui s’en sort) :
- comment il se laisse détourner de sa tâche – fonder Rome en revanche de la destruction de Troie – par son amour pour une femme fatale (scène nocturne) ;
- comment il revient à son devoir grâce à l’intervention des Dieux (scène matinale, temps de brouillard) .
Le second pendant est consacré à Didon (celle qui y reste) :
- comment elle tente de rompre le charme par l’intervention de son mari défunt (scène au soleil couchant) ;
- comment elle trouve la mort au moment où Enée s’échappe (scène matinale) .
Très équilibrée et solidement construite, cette série renoue avec le couple Didon et Enée des premiers pendants d’Histoire de Turner. Au sommet de son art, la composition quasi identique de chaque tableau (une faille lumineuse entre deux rives) marque l’obtention d’une sorte de structure idéale, de décor universel dans lequel toutes les scènes se moulent.
Les deux-tiers des pendants de Turner proposent un contraste de lumière (21 sur 30). Les deux-tiers également (22 sur 30) illustrent un thème binaire. Seuls deux pendants sont purement formels (c’est-à-dire sans thème commun repérable).
Turner a produit des pendants binaires tout au long de sa carrière, mais on peut distinguer trois grandes périodes :
- jusqu’à 1828, il s’en tient à des oppositions déjà explorées par les paysagistes du XVIIème (Le Lorrain) et du XVIIIème siècle (Vernet) ;
- entre ses deux pendants « théoriques » de 1831 et 1843, il prend conscience du potentiel conceptuel de la formule, et produit ses pendants les plus inventifs et les plus démonstratifs ;
- à la fin de sa carrière, il revient à des oppositions simples, mis à part son pendant le plus hermétique : l’Ange dans le soleil et Ondine, sorte de méditation pessimiste traversée par l’idée de Trahison et saturée d’obsessions personnelles.
https://www.tate.org.uk/art/artworks/turner-lake-lucerne-the-bay-of-uri-from-above-brunnen-n05476 [26] https://www.tate.org.uk/art/artworks/turner-the-arrival-of-louis-philippe-at-the-royal-clarence-yard-gosport-8-october-1844-n02068
https://www.tate.org.uk/art/artworks/turner-the-disembarkation-of-louis-philippe-at-the-royal-clarence-yard-gosport-8-october-n04660
https://www.theguardian.com/uk/2003/sep/23/arts.artsandhumanities [27] https://www.tate.org.uk/art/artworks/turner-venice-noon-n00541
https://www.tate.org.uk/art/artworks/turner-venice-sunset-a-fisher-n00542 [27a] Je reprend ici les informations récentes données dans https://www.turnerintottenham.uk/going-to-the-ball.html, et non celles du site de la Tate, qui sont basée sur le catalogue raisonné de Martin Butlin et Evelyn Joll, « The Paintings of J.M.W. Turner », revised ed., New Haven and London 1984. [28] https://www.tate.org.uk/art/artworks/turner-going-to-the-ball-san-martino-n00544
https://www.tate.org.uk/art/artworks/turner-returning-from-the-ball-st-martha-n00543 [29] https://www.tate.org.uk/art/artworks/turner-riva-degli-schiavone-venice-water-fete-n04661
https://www.tate.org.uk/art/artworks/turner-venetian-festival-n04659 [30] La source de Turner est semble-t-il non pas l’histoire romantique de l’écrivain allemand Friedrich De La Motte Foucqué (1811), mais le ballet « Ondine ou la Naïade », de Jules Perrot et Cesare Pugni. joué à Londres de 1843 à 1846, qui transpose en Sicile la fable germanique, en ne gardant guère que le nom dOndine : Matteo, un pêcheur révolté, est attiré dans la mer par la Naïade https://en.wikipedia.org/wiki/Ondine,_ou_La_na%C3%AFade. [31] https://www.tate.org.uk/art/artworks/turner-the-angel-standing-in-the-sun-n00550
https://www.tate.org.uk/art/artworks/turner-undine-giving-the-ring-to-massaniello-fisherman-of-naples-n00549 [32] https://www.tate.org.uk/art/artworks/turner-mercury-sent-to-admonish-aeneas-n00553
https://www.tate.org.uk/art/artworks/turner-the-visit-to-the-tomb-n00555
https://www.tate.org.uk/art/artworks/turner-the-departure-of-the-fleet-n00554 [33] Voir l’article de Eric Shanes, Picture in Focus, Turner Studies N°1, p 49, 1980