Résumé : À Paris, Naoufel tombe amoureux de Gabrielle. Un peu plus loin dans la ville, une main coupée s’échappe d’un labo, bien décidée à retrouver son corps. S’engage alors une cavale vertigineuse à travers la ville, semée d’embûches et des souvenirs de sa vie jusqu’au terrible accident. Naoufel, la main, Gabrielle, tous trois retrouveront, d’une façon poétique et inattendue, le fil de leur histoire...
À lire le pitch de J’ai perdu mon corps, on s’attendrait presque à un autre remake de La Famille Addams. Sauf que le motif de la main coupée baladeuse diffère du tout au tout, autant qu’entre comédie noire et poésie sensorielle.
Incarner une myriade de sens
À la différence de La Main de La Famille Addams, la main de J’ai perdu mon corps n’est pas tant un personnage qu’une pluralité de sens incarnée. Il est évident que le premier long-métrage d’animation de Jérémy Clapin regorge de sens et de degrés de lecture, et la présente critique n’arrivera jamais à en épuiser la richesse. On pourrait bien sûr évoquer la relation intimiste qu’entretiennent la main et le passé de Naoufel (Hakim Faris), du temps où ses parents vivaient encore : dans de superbes plans en noir et blanc, c’est bien souvent la main du futur orphelin – jouant dans le sable, avec la lumière du soleil ou sur un piano – qui trône au centre de l’image. Dans la même tonalité, envisager la main comme un outil – pour reprendre la terminologie de Gigi (Patrick d’Assumçao), artisan ébéniste – façonnant aussi bien la vie que la mort : la main qui donne la tétine à un bébé est la même qui brise la nuque d’une mère pigeon. Ou encore, considérer la main comme l’accès privilégié de l’être humain aux sensations élémentales : l’air, l’eau, le feu et la terre, de même que le bois, l’acier ou le son, circulent entre les doigts de Naoufel, qui en retour les rendent tangibles.Mais J’ai perdu mon corps recèle encore nombre de significations. Et c’est bien sa force : tout spectateur éprouvera dans sa chair que tel ou tel plan évoque une kyrielle de sens, mais ne les comprendra pas immédiatement, ni forcément plus tard, mais qu’importe. De sens, et non pas de symboles : J’ai perdu mon corps n’est pas un film à clé dont il s’agit de craquer le code pour saisir l’intégralité du propos, mais une succession de couches signifiantes. Pour y accéder, il faudra d’abord accepter de s’ouvrir à des images répétées mais non explicitées : pourquoi ce motif de la mouche ? et celui de la chèvre ? ou encore de la grue et de l’igloo ? On pourra gloser à l’infini sur les métaphores du film, on n’en épuisera jamais leur puissance immanente, leur être-là et nulle part ailleurs.Il faut sur ce volet saluer la technique d’animation. En volume, elle garde toutefois la relative et charmante imprécision du dessin et son tempo lent et mélancolique. Vibrante de couleurs franches, elle manifeste la chaleur vitale émanant des personnages. Surtout, elle traduit un monde de chairs, où les corps s’ancrent dans des formes habitées par des êtres. La matière corporelle fournit la matière cinématographique.
Avant l’ère de la dématérialisation
Pour mieux comprendre le geste de Jérémy Clapin, peut-être faut-il clarifier l’époque à laquelle se déroule l’histoire de J’ai perdu mon corps. Bien que le cadre spatio-temporel puisse paraître anodin au regard du récit fantastique, il en dit pourtant long sur notre propre époque. Plusieurs indices m’amènent à penser que le film se déroule à la fin des années 1990 ou au début des années 2000 : l’absence de téléphones portables, les pubs pour le format DVD, les cassettes audio, etc. Le choix de cette époque n’a rien d’anecdotique : il situe la fable à l’orée de la numérisation et de la dématérialisation des rapports humains que nous connaissons depuis le milieu des années 2000. Il suffit de regarder la magnifique scène de rencontre où Naoufel, livreur de pizza toujours en retard, et Gabrielle (Victoire Du Bois), cliente taquine, échangent au moyen de l’interphone pendant de longues minutes sur le sens de la vie. On mesure ce qu’on a perdu en guise d’intensité relationnelle à l’heure des smartphones, des réseaux sociaux et du toujours-connecté/jamais-lié. S’il ne réduit pas l’œuvre à une signification monolithique, le cadre spatio-temporel en éclaire la portée. Se rattacher explicitement à une époque où la communication passait encore par des interfaces analogiques (les DVD, les cassettes, les interphones) et non algorithmiques – et donc par la mise en relation de deux personnes – revient à revendiquer le caractère charnel, corporel, de l’existence et des relations humaines. Et à l’heure du transhumanisme éthéré, nous rappeler que nous sommes un agrégat de chairs dont la cohésion produit des histoires est chose salutaire.
J’ai perdu mon corps, Jérémy Clapin, 2019, 1h21
Maxime
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