Marwan Hoss, galeriste et poète
Libanais devenu français, Marwan Hoss a créé et dirigé de 1985 à 2008 l’une des plus importantes galeries d’art moderne et contemporain (portant son nom), y exposant les plus grands artistes de son temps, parmi lesquels Hans Hartung, Geneviève Asse, Victor Brauner, Zao Wou-Ki, Henri Michaux, Henry Moore, Wilfredo Lam ou encore Pierre Soulages, dont il fut et demeure particulièrement proche.
Galeriste, Marwan Hoss est aussi poète. Les éditions Arfuyen, qui ont publié quatre de ses recueils (Le Retour de la neige, 1982 ; Absente retrouvée, 1991 ; Déchirures, 2003 ; La Lumière du soir, 2014), reprennent l’ensemble de ses textes ainsi que des textes inédits, écrits entre 1969 et 2019, dans un recueil intitulé Jours.
On y découvre une écriture brève, dense et charnelle, une écriture parfois fulgurante attachée à dire la douleur et la fécondité de l’exil et de la séparation – le premier exil, la première séparation, étant ceux par lesquels l’on se déprend de soi. Une écriture aussi marquée par la confiance qu’elle fait aux mots, lorsqu’ils, et parce qu’ils manifestent eux-mêmes un flux et une nécessité internes.
Se déprendre de soi
Se perdre et se déprendre de soi : telle semble être, pour l’auteur, l’une des conditions essentielles du regard poétique. Se déprendre de soi, de son identité, de sa situation.
Pour accueillir en soi le flux de la vie :
Je n’ai pas de nom
seulement un sang
qu’une veine trahit
Se déprendre de soi pour aller libre et léger à la rencontre de l’autre, en qui, dans un même mouvement, l’on se trouve et l’on se perd :
J’ai gravé ton nom
perdu le mien
Un émouvant lyrisme traverse parfois la poésie de Marwan Hoss :
Tu étais si belle
que les hirondelles
se sont mises à pleurer
Se déprendre de soi, c’est aussi, dans une heureuse et courageuse passivité, se laisser regarder et s’abandonner même au regard qui peut être posé sur soi « de l’extérieur » : « Mon âge est dans le regard / de celui qui me regarde » dit ainsi le poète. C’est au fond consentir à ne pas détenir la vérité sur soi, voire à ne pas ou plus la chercher. Alors le regard et la parole peuvent devenir ceux des objets et des êtres qui nous entourent : les autres parlent dans les mots du poète. La poésie de Guillevic, d’une brièveté proche de celle de Marwan Hoss, excelle ainsi à faire parler les murs, les menhirs, les villes – à intérioriser leur regard et à les faire parler du monde des hommes. Dans Jours, c’est une statuette d’Indonésie qui pose sur le poète un regard silencieux :
La tête est inclinée
en position de prière
tandis que son regard sans yeux
m’observe en silence
Fraternité des objets familiers dont s’entoure le poète, dont il dit, dévoilant ainsi une secrète solitude, qu’« Ils ne savent rien de moi / sauf quand je leur parle ».
Mais c’est aussi, de toute façon, une nécessité interne qui pousse à se déprendre de soi car ce soi est un pays étranger et assiégé, dont le chef (le « je » ?) est comme expulsé :
Des colonnes de blindés
entrent dans mon corps
et je suis à la frontière de moi déjà
De moi déjà
Loin d’être une demeure close et sûre, un refuge certain, soi est une sorte de ville ouverte, un lieu de passage et de flux dont on n’est pas maître. Le poète peut alors se demander « comme faire pour traverser le fleuve / qui traverse ma vie ».
A l’école de la mort
La fréquentation de la mort parcourt les poèmes de Marwan Hoss. Ce sont d’abord l’absence et la séparation qui, dans la vie, sont une approche, une approximation de la mort : « Ma vie elle s’est construite / autour de ton absence ». Et cette approche est essentielle, impérative, car la mort est nécessaire, inéluctable, semble même être l’une des raisons de la vie. Inéluctable comme le dit ce magnifique et fulgurant poème :
La mort
est une science
exacte
Comment faire alors pour échapper à l’aiguillon de la mort, pour échapper à son venin ? Le poète livre une réponse nette et paradoxale : il faut, pour cela, vivre en se mettant à mourir, autrement dit fréquenter la mort, en devenir familier, y consentir et, si l’on peut dire, la goûter tant que l’on est vivant. La poésie s’assigne ici un but identique à celui que se fixe la philosophie classique, selon laquelle philosopher c’est apprendre à mourir, plus précisément même s’exercer à mourir :
Comment s’éloigner de la mort
sinon en se rapprochant d’elle
Il faut, au fond, ne pas se laisser surprendre par la mort, ne pas vivre comme si elle ne devait jamais arriver. Il faut la devancer, la prendre de vitesse :
Comment faire
pour échapper à la mort
Mourir avant
Confiance dans les mots
Le poète a confiance dans les mots, dans ses mots, peut-être parce qu’ils manifestent eux-mêmes un flux comme sanguin et une nécessité interne, cela étant le critère et le signe de leur pouvoir et de leur véracité :
Rien n’arrête un mot
qui circule dans le sang
Lorsqu’il circule ainsi dans le sang, le mot ne peut, comme il arrive à l’encre, se dessécher. Il est heureux que le poète dise ainsi la confiance qu’il place dans les mots, la valeur et le poids de lucidité et d’authenticité qu’il leur accorde. C’est affirmer en effet que la poésie, par les moyens qui lui sont propres, participe d’une quête de la vérité, qu’elle atteint au plus haut point lorsque celle-ci porte le vêtement de la beauté.
Vérité car :
L’écriture s’interpose
entre la lucidité et la folie
Lucidité car les mots voient à travers la mort (« Même si le mot / identifie la mort / il l’habille d’espoir »). Lucides sont les mots, comme l’est la nuit :
Je suspecte la nuit
de dormir toujours
les yeux ouverts
Frédéric Dieu
Marwan Hoss, Jours, Textes 1969-2019, Arfuyen, avec quatre lettres inédites de René Char, 2019, 246 pages, 18 €.