Aussi la suite de nouvelles de l’italien Michele Mari, né en 1955, et dont trois romans furent également traduits par Jean-Paul Manganaro, est-il autant un livre de jeux qu’une forme masquée d’essai littéraire. L’écrivain parvient, avec une habileté qui repose, pourrait-on dire, sur du vertige, à convier ce monde de l’enfance où le langage vient buter sur la matière des livres, où le héros est d’abord un personnage de couleurs et de formes, où les figures du père et de la mère hantent successivement ces tentatives d’être qui perdurent dans la vie adulte. De même, le livre inscrit dans sa prose, à la fois instruite et malicieuse, des états au monde qui dépassent ceux de l’enfance pour faire de la vie adulte l’écho des premières acquisitions, des premiers émerveillements. Il s’agit pour le narrateur, qui a le visage de l’auteur, de partager sans trahir l’expérience d’une enfance au beau milieu de digestions troubles, de compréhensions opaques, pour ensuite nous apprendre à rire du fait qu’adulte rien ne s’établit clairement, que nous faisons finalement que déplacer les problèmes, voire pervertir les interprétations. D’un père qui prend conscience de devenir prochainement géniteur et s’empresse de soustraire au futur enfant ses illustrés précieusement cachés, du géniteur qui parvient jusqu’à la culpabilité à récupérer dans le temps, et dans son dos, les jouets ou autres objets précieux de son fils pour les lui rapporter, à la recension des couvertures de la collection Urania et à la mythologie personnelle qu’elle engendre, ou à la réalisation de puzzles dont le nombre de pièces s’accroît et serait prêt à se confondre à l’échelle du monde (plus encore constituer une forme d’élaboration mentale qui grossit une peinture pour sombrer dans ses détails), Michele Mari met en scène l’enfance et ses héritages, l’adulte et ses boucles dans le temps, et construit une formidable architecture cérébrale peuplée d’élévation, avec les soubassements nécessaires, croisée à une foultitude d’allusions à laquelle participe d’abord son maniement d’un langage égal aux excès de son raisonnement. Parmi cette enfance dépliée en nouvelles, parmi cet engagement d’un individu dans les possibles d’une réflexion, Michele Mari est autant du côté des suppositions borgésiennes que des labyrinthes manganelliens. Toutefois, il possède sa propre inventivité, et parvient à sous-tendre ce monde hypothétique d’une simplicité alerte, qui est celle-là même qui se tient dans les univers artistiques populaires de l’enfance : ici les cow-boys sont à deux doigts d’affronter Plutarque, les monstres de passer du mythe au cinéma avec la plus grande aisance.
Au cœur de l’ouvrage, deux nouvelles s’imposent comme des chefs-d’œuvre : Huit écrivains et La Flèche noire, sans diminuer le plaisir aigu des autres. Huit écrivains est une nouvelle qui une fois lue est à partager comme une évidence : la découvrir, c’est reconnaître qu’elle manquait auparavant à la Littérature. Partant du principe que huit auteurs vénérés pour leurs récits d’aventure (Joseph Conrad ; Daniel Defoe ; Jack London ; Herman Melville ; Edgar Allan Poe ; Emilio Salgari ; Robert Louis Stevenson et Jules Verne) sont peut-être la même et seule personne, Michele Mari nous fait éprouver qu’avec le temps, le doute, né de l’expérience du lecteur, peut se porter sur l’un d’entre eux, le révéler comme moins pertinent, moins « essentiel », et enclencher une diminution de cet être multiple jusqu’à l’élection d’un seul auteur (et peut-être d’un seul livre). Cette nouvelle est un coup de génie narratif et surtout l’histoire de nos lectures confondues à notre exigence, la puissance de la Littérature quand d’elle-même elle appelle à des sélections, des évictions, en miroir d’un esprit qui se forme, et passe de plus par l’acquisition d’une écriture littéraire. La nouvelle La Flèche noire serait à rapprocher de ces nouvelles exemplaires qui parlent de traductions (Le Traducteur cleptomane de Dezsö Kosztolanyi en premier). Michele Mari accroît ici l’expérience de la traduction, ce langage multiple qu’une langue étrangère peut placer devant une langue d’origine, elle-même soumise à la polysémie et à des ramifications syntaxiques intransmissibles, et la confond à la figure du père.
L’auteur italien fait preuve dans cet ouvrage d’une inventivité constante qui sous ses dehors aimables, ses postulats séduisants et son désir de convertir à des étonnements, des admirations, et de profondes références, nous aspire vers des conflit plus douloureux qu’il ne semble, des profondeurs qui sont autant la fidélité à une remémoration que les méandres savants, tout autant sensibles, qu’un esprit épris de Littérature peut transmettre quand il s’agit de parler de l’enfance, de cette sanglante enfance, à laquelle, le titre en témoigne, l’auteur s’adresse, et à laquelle il convient de s’adresser pour que l’écriture naisse, que la pensée traverse l’écriture et que la Littérature devienne chair, fût-elle blessée, du moins ouverte de par la vérité de ses expériences à l’inévitabilité de ses blessures.
Marc Blanchet
Michele Mari, Toi, sanglante enfance, traduit de l’italien par Jean-Paul Manganaro, coll. « fragile », Ypsilon, 2019, 144 p., 17 €
Extraits :
Huit écrivains p. 53
Il était une fois huit écrivains qui étaient un seul et même écrivain. Tous écrivaient à propos de la mer et de ses terribles aventures, tous employaient des mots merveilleux comme bastingage et beaupré, tous connaissaient la géographie la plus lointaine, les vents, les faunes, les flores, les constellations, le calcul de la position, puisant dans cette connaissance de très profonds soucis ; ils me faisaient brûler de la même soif et du même délire, frissonner pour la même tempête, sombrer dans le même flot identique. La cale dont ils parlaient avait les mêmes ténèbres, le secret du capitaine ne se résolvait jamais, les mots et les choses passaient interchangeablement d’un livre à l’autre avec une continuité fantastique, et la carte… la carte était morcelée en plusieurs fragments distribués dans chacun de ces livres, il fallait les avoir tous lus, se souvenir de tous, les confondre tous.
Là-bas p. 129
Moi j’avais un père qui m’emmenait visiter l’église de San Bernardino alle Ossa, et l’édicule du Fopponino plein de crânes avec un écriteau en latin qui, traduit, disait : « Ne nous raille pas, ô passant, car un jour tu seras semblable à nous ». Je les regardais longuement et je pensais : « Oh non, je ne vous raille pas. »
Le mien, au contraire, m’adressa de Palerme une carte postale de la Crypte des Capucins, et de Turin la photographie d’une momie du Musée égyptien. En les voyant dans ma chambre, ma grand-mère s’exclama : « Est-ce que ce sont des choses que l’on montre à un enfant ? », et je me dis en moi-même : « Évidemment que oui ».