La dernière vidéo de Viviane de Scilabus s'intéresse à l'efficacité des lunettes supposées offrir à des Daltoniens une vision en couleur quasi complète. Si vous ne l'avez pas encore vue, c'est le moment de le faire:
Au delà du bénéfice de m'offrir son habituelle dose de vulgarisation parfaitement maitrisée, la vidéo de Viviane m'a aussi rappelé que je n'avais jamais pris le temps de publier ici une présentation sur un sujet très similaire, présentation que j'avais adaptée en conférence pour Lyon Science 2017 et en Podcast dans l'émission en Roue Libre 302 pour Podcast Science. Si la captation vidéo de ma conférence est malheureusement de trop piètre qualité pour être partagée ici, vous pouvez tout de même m'écouter la narrer (à 13:50, time code que je vous joins dans ce lien):
Vous pouvez choisir de vous plonger dans cette présentation en écoutant ma voix et en exploitant les diapositives suivantes...
Ou bien vous pouvez choisir de suivre l'adaptation de cette chronique sous la forme du billet qui suit.
Comment vous y prendriez-vous pour décrire une nouvelle couleur, une couleur qui n’existe pas? Pas simple hein! C’est pourtant ce qu’a entrepris l’auteur de littérature fantastique Terry Pratchett en évoquant dans son livre la huitième couleur, l'“Octarine”, une couleur magique qu’il décrit comme une sorte de “jaune-pourpre verdâtre fluorescent”.
Plutôt que d’imaginer la nonine ou dizine, je vous propose moi d’utiliser les propriétés de notre système visuel pour évoquer une couleur qui n’est physiquement pas présente. Vous allez regarder 20s la croix noire au centre de l'image du disque vert ci-dessous, et vous scrollerez ensuite pour tomber sur une image complètement blanche avec juste une croix noire en son centre...
Si tout s'est déroulé comme il faut, vous devriez avoir vu un disque d’une couleur qui n’est pas réellement émise par votre écran. Je vous rassure, c’est une réaction éphémère. En tout cas j’espère que vous n’aurez pas un disque rougeâtre pendant le reste de la lecture de ce billet…
J’aime bien cette illusion parce qu’elle illustre ce qui, chez nous, est nécessaire à la perception de couleurs. Alors pour que nous puissions percevoir les couleurs, nous avons tout d'abord besoin d’yeux (merci captain obvious) et notamment des photorécepteurs qui tapissent notre rétine. Il existe 4 types de photorécepteurs chez les humains. Un premier type de cellules en forme de bâtonnets, qui sont sensibles à la quantité de photons reçue, ce qui nous permet d'évaluer l’intensité lumineuse. Et ce qui nous intéresse aujourd'hui : 3 types de cellules appelées cellules cônes qui sont sensibles non plus à la quantité de photons reçus, mais à sa longueur d'onde, longueur d'onde caractéristique d'une couleur dite spectrale. Chez l’humain, chaque cône possède un pic de sensibilité, grosso modo dans le bleu, le rouge et le vert.
Mais ce ne sont pas seulement les cônes qui nous font percevoir les couleurs. C’est essentiellement les réseaux de neurones qui se trouvent dans notre rétine, puis dans notre cerveau qui sont à l’origine de cette sensation.
C’est d’ailleurs eux qui, lorsque vous avez épuisé vos cônes verts en regardant le disque vert tout à l’heure, ont ensuite interprété une image complètement blanche comme un disque de couleur opposée: un disque rouge.
C’est un phénomène parmi des milliers qui démontrent à quel point notre perception des couleurs est essentiellement une construction, une illusion cérébrale.
Toujours est-il qu’à la base de cette perception se trouve nos trois types de photorécepteurs qu’on appelle les cônes et qui absorbent la lumière selon le spectre d'absorption suivant :
Nos 3 cônes sont sensibles aux ondes électromagnétiques appartenant au spectre visible, avec une longueur d'onde comprise entre 400 et 800nm, avec pour chaque type de cône une sensibilité qui lui est propre. Des cellules cônes absorbant les longueurs d’ondes plutôt courtes, moyennes et longues leur valant les noms de cônes S, M et L (Short, Medium & Long). Grâce à ces 3 cônes, on peut représenter notre espace de perception des couleurs en 3 dimensions.
Et cela va nous aider à appréhender la difficulté de décrire une nouvelle couleur.
Car on peut tout à fait réaliser l'exercice de description d'une couleur imperceptible avec des individus qui possèdent un type de cône en moins dans leur rétine.
Décrire une nouvelle couleur à quelqu’un reviendrait alors à décrire ce qu’est du vert pour un daltonien. En effet, la perte d’un des trois cônes entraîne trois types de conditions dans laquelle un individu ne peut pas explorer l’espace tridimensionnel des couleurs et ne peut donc discriminer le vert par rapport à des longueurs d’ondes proches du vert. On dit que les daltoniens sont dichromates par rapport à la situation normale chez les êtres humains qui sont donc d’ordinaire trichromates.
Cela reviendrait, par analogie, à la situation décrite par Edwin Abbott dans son roman Flatland...
...dans lequel il décrit la confrontation entre des entités vivant en deux dimensions avec des êtres en 3 dimensions.
Bien que cette fiction mathématique semble rendre la discussion quasi impossible entre êtres bi- et tri-dimensionnels, ce n’est pas vraiment impossible pour ce qui est de la di- et la trichromatie.
En effet, grâce à des prouesses en génie génétique des chercheurs ont réussi à convertir des cônes de souris et de singe capucin, tous deux naturellement dichromates, pour leur conférer trois types de cônes dans leur rétine, les rendant ainsi trichromates, et leur permettant de distinguer de nouvelles couleurs.
Ce qu’il y a de fascinant avec ces exemples, c’est que toutes les particularités neuronales en aval des cônes, restent inchangées. Et pourtant ces organismes s’en accommodent, et après une batterie de tests, on est en mesure d’affirmer qu’ils perçoivent bel et bien de nouvelles couleurs.
Il ne leur manque plus que la parole pour nous décrire ce qu’ils voient, mais cela demande quand même de sacrés modifications génétiques...
Cependant, chez la souris et le capucin, le nouveau cône introduit percevait des longueurs d’ondes auquel l’œil humain est déjà sensible. Mais existe-t-il dans la nature, des photorécepteurs qui perçoivent d’autres longueurs d’ondes? Est-ce qu’il y a des animaux qui ont plus de cônes que nous?
Vous vous doutez bien qu'avec la réputation de ce blog, la réponse est bien évidemment oui, et les exemples d’animaux quadri, penta et même hexachromates pullulent. Chez les vertébrés, ces cônes supplémentaires sont en plus souvent sensibles à des longueurs d’ondes en dehors de l’intervalle du spectre visible pour les humains, que ce soit dans les longueurs d’ondes infrarouge ou ultraviolettes. Chez les arthropodes, il ne s’agit même pas de cellules cônes, mais d’autres types cellulaires qui fonctionnent parfaitement comme photorécepteurs, et dont on peut retrouver 6 types différents chez certains papillons, comme le papillon appelé la piéride du navet et qui se trouve parmi les exemples suivants:
Mais l’organisme qui possède probablement le plus de photorécepteurs différents est la squille ou crevette-mante.
Il s’agit en réalité d’un groupe de plus de 400 espèces de crustacés dont les yeux fascinent les chercheurs depuis plusieurs décennies. Tout d’abord il y a ces taches noires, les pseudopupilles, qui servent à la squille pour évaluer les distances.
Chez les humains, on évalue les distances avec deux pupilles, un pour chaque œil, ce qui rend notre vision binoculaire. On peut considérer que la vision des squilles est hexoculaire ce qui la rend particulièrement experte sans l'art de la chasse à l'affut.
Les squilles perçoivent aussi la lumière polarisée, qu'elle soit issue d'une polarisation classique (perpendiculaire à sa propagation) ou même de manière circulaire. Mais ce qui semble le plus impressionnant c’est que les squilles possèdent 12 photorécepteurs différents: 8 couvrant le spectre de lumière visible pour les humains et 4 couvrant différentes longueurs d’ondes dans les ultraviolets.
Mais ce que je trouve particulièrement fascinant avec les yeux des squilles, c’est qu’on s’attendrait du coup à ce qu’elles puissent voir des millions de couleurs de plus que les humains. Et bien après avoir réalisé de nombreux tests de discrimination de couleurs, il semblerait qu’elles soient en réalité moins efficaces que les humains pour cette tâche :
Alors que des humains sont en mesure de discriminer des couleurs séparées par des longueurs d’ondes de 5nm, les squilles sont plutôt dans les 20-25nm de différence perçue. Notre capacité à discriminer les couleurs vient des réseaux neuronaux qui comparent les informations perçues par nos trois cônes: c’est le processus d’opposition des couleurs qui notamment vous offre la possibilité d’illusion que vous avez perçue au début de cette présentation. Les squilles se passeraient donc de tous ces intermédiaires neuronaux et sont donc excellentes non pas pour la discrimination des couleurs, mais pour leur reconnaissance, un mécanisme qui nécessite beaucoup moins de temps, ce qui doit être particulièrement utile pour ces prédateurs experts de l’embuscade. Par contre il est du coup probable qu'elles soient insensibles à l'illusion du disque de couleur fantôme. C’est donc une bonne leçon pour nous: ce n’est pas le nombre de photorécepteurs qui assure la perception de couleurs inédites.
12 photorécepteurs, c'est peut-être excessif et inutile, certes, mais il faut bien au moins deux types de photorécepteurs pour percevoir de la couleur, non? Et si je vous disais qu'on peut percevoir des couleurs en ne possédant qu’un seul type de cône?
Il y a de nombreux scientifiques qui étaient particulièrement surpris du fait que la rétine des céphalopodes (les poulpes, seiches et autres pieuvres), ne possèdent qu’un type de photorécepteur. Avec un seul type de photorécepteur, on a normalement une vision des couleurs unidimensionnelle: on ne peut pas discriminer des couleurs. Pour des animaux qui arborent des couleurs chatoyantes et qui sont capables d’utiliser les pigments de leur peau pour se camoufler ou communiquer, c’est quand même très surprenant.
Mais récemment, des chercheurs ont proposé un modèle qui confèrerait à ces animaux la capacité de percevoir les couleurs, mais d’une façon foncièrement différente de la nôtre: en utilisant le phénomène d’aberration chromatique. Avec nos yeux, nous faisons la mise au point en utilisant notre pupille en la dilatant plus ou moins. Or, plus notre vision est floue, plus les rayons à différentes longueurs d’ondes auront tendance à se disperser, un peu comme à travers un prisme. Et bien il s’avère que les pupilles des céphalopodes ont des formes maximisant cet effet de flou et donc ces aberrations chromatiques.
A l’aide de leur cristallin hyper rapide, il se pourrait bien que les céphalopodes perçoivent donc les couleurs en faisant une mise au point différentielle vers telle ou telle couleur.
Tout à l’heure, je vous ai dit que pour percevoir les couleurs, on devait posséder des yeux. Je m'en étais même moqué en m'auto-traitant de captain obvious... Et bien est-ce que c’est si évident que ça?
Pas mal de gens sont au courant du fait que les serpents perçoivent la lumière infrarouge leur permettant ainsi de voir la signature thermique de leurs proies. Mais saviez-vous que les serpents accomplissent cette prouesse non pas en utilisant leurs yeux, mais en utilisant des organes sensoriels appelées des fossettes sensorielles? Ces sortes de petites cavités se trouvent situées entre les yeux et les narines des crotales et des pythons, parfois même sur les lèvres de l’animal et leur nombre varie de la simple paire à plus de 40 chez le boa émeraude!
Il s’agit bel et bien d’organes sensoriels qui sont reliés aux régions cérébrales de la vision ce qui fait donc que l’image infrarouge qu’ils perçoivent se superpose à l’image transmise par leurs yeux.
Mais ce qui est particulièrement surprenant est le fait que les récepteurs qui tapissent ces fossettes ne sont pas des photorécepteurs mais des thermorécepteurs qui, chez les mammifères, permettent de reconnaître aussi de l’allyl isothiocyanate, un composé trouvé dans la moutarde ou le wasabi (ci-dessous, le récepteur TRPA1). C'est ce qui fait que certaines molécules semblent chauffer ou refroidir nos papilles gustatives (menthe, piment, etc.).
Chez les serpents, ces récepteurs offrent la possibilité de détecter de très faibles différences thermiques générées par l’absorption de rayonnement infrarouges sur la membrane des fossettes. Mais ces récepteurs restent sensibles aux allyl isothiocyanate ce qui signifie qu’on pourrait aveugler la vision infrarouge d’un serpent en lui tartinant les fossettes sensorielles de wasabi. Pratique pour les aventuriers!
Bon vous allez croire que je trolle, mais vu que je vous ai montré qu’on pouvait percevoir les couleurs avec un seul type de photorécepteur, voire même sans yeux, on peut se demander s’il est nécessaire d’avoir un cerveau et des neurones pour percevoir les couleurs!
On entre dans de la science très spéculative, mais qui s’annonce passionnante pour de futures recherches. Certains auteurs, en remarquant les prouesses mimétiques de certaines lianes, capables d’imiter la forme et la couleur de feuilles des arbres sur lesquelles elles grimpent...
... ou encore la précision de l’utilisation de harpons chez des dinoflagellés unicellulaires...
.... ont émis l’hypothèse que ces organismes pouvaient posséder des structures leur permettant de percevoir des images et potentiellement des couleurs. Chez les plantes, il s’agirait d’ocelles parcourant les tissus des feuilles et des racines.
Et chez une espèce de dinoflagellé, un ocelle particulièrement complexe a été décrit récemment et qui, à l’aide de mitochondries et de plastes, des compartiments à l’intérieur de la cellule, créent une structure analogue à un œil avec une cornée, un cristallin et une rétine.
Dans le monde de Terry Pratchett, les seuls êtres capables de percevoir l’octarine sont les magiciens et… les chats. Peut-être que si l’auteur avait eu une plus profonde connaissance de l’incroyable bordel qu’est l’évolution, il aurait imaginé que seuls les magiciens et les plantes sont capables de percevoir cette couleur imaginaire.
Bonus:
La conférence de Lyon Science 2017 était Live Sketchée et voici donc les œuvres réalisées en direct par Phiip, Lison Bernet, Valentine Delattre et Colpizen:
Liens et Références:
Perception des Couleurs
The Science of Color Perception
La perception des couleurs chez l’être humain
Neitz, J., & Neitz, M. (2008). Colour vision : The wonder of hue. Current Biology, 18(16), R700‑R702. https://doi.org/10.101/j.cub.2008.06.062
The Rainbow Connection
How we see color - Colm Kelleher
Vision des Squilles
Nature’s Most Amazing Eyes Just Got A Bit Weirder
Mantis shrimps have a unique way of seeing
The Mantis Shrimp Sees Like A Satellite
Mantis shrimp eyes outclass DVD players, inspire new technology
Why Mantis Shrimp Send Secret Messages Using Twisted Light
What does the mantis shrimp see?
Mantis shrimp tune their ultraviolet vision using biological sunscreens
Mantis Shrimp Use Eye Rotations to Enhance Their Polarization Vision, Say Biologists
Bok, M. J., Porter, M. L., Place, A. R., & Cronin, T. W. (2014). Biological sunscreens tune polychromatic ultraviolet vision in mantis shrimp. Current Biology, 24(14), 1636‑1642. https://doi.org/10.1016/j.cub.2014.05.071
Chiou, T.-H., Kleinlogel, S., Cronin, T., Caldwell, R., Loeffler, B., Siddiqi, A., … Marshall, J. (2008). Circular polarization vision in a stomatopod crustacean. Current Biology, 18(6), 429‑434. https://doi.org/10.1016/j.cub.2008.02.066
Thoen, H. H., How, M. J., Chiou, T.-H., & Marshall, J. (2014). A different form of color vision in mantis shrimp. Science, 343(6169), 411‑413. https://doi.org/10.1126/science.1245824
Perception Infrarouge des Serpents
Sneaking Up On A Snake
Review of -Molecular basis of infrared detection by snakes
Snake infrared detection unravelled
‘Wasabi receptor’ is snake’s infrared sensor
Seeing Heat: The Sensory Systems of Boas, Pythons and Pit Vipers - Science Nation
Snakes that can see without eyes
Gracheva, E. O., Ingolia, N. T., Kelly, Y. M., Cordero-Morales, J. F., Hollopeter, G., Chesler, A. T., … Julius, D. (2010). Molecular basis of infrared detection by snakes. Nature, 464(7291), 1006‑1011. https://doi.org/10.1038/nature08943
Sichert, A. B., Friedel, P., & van Hemmen, J. L. (2006). Snake’s perspective on heat : Reconstruction of input using an imperfect detection system. Physical Review Letters, 97(6), 068105. https://doi.org/10.1103/PhysRevLett.97.068105
Comment les Poulpes voient les couleurs
Through the strange eyes of a cuttlefish
The Extraordinary Secret of Cephalopod Vision
Gagnon, Y. L., Osorio, D. C., Wardill, T. J., Marshall, N. J., Chung, W.-S., & Temple, S. E. (2016). Can chromatic aberration enable color vision in natural environments? Proceedings of the National Academy of Sciences, 113(45), E6908‑E6909. https://doi.org/10.1073/pnas.1612239113
Stubbs, A. L., & Stubbs, C. W. (2016). Spectral discrimination in color blind animals via chromatic aberration and pupil shape. Proceedings of the National Academy of Sciences, 113(29), 8206‑8211. https://doi.org/10.1073/pnas.1524578113
"Yeux" de plantes
Plants ‘see’ underground by channelling light to their roots
Baluška, F., & Mancuso, S. (2016). Vision in plants via plant-specific ocelli? Trends in Plant Science, 21(9), 727‑730. https://doi.org/10.1016/j.tplants.2016.07.008
"Yeux" d'organismes unicellulaires
Single-Celled Creature Has Eye Made of Domesticated Microbes
The Awesomest Thing in Biology
A Snippet: More Awesome Ocelloid Surprises
Hayakawa, S., Takaku, Y., Hwang, J. S., Horiguchi, T., Suga, H., Gehring, W., … Gojobori, T. (2015). Function and evolutionary origin of unicellular camera-type eye structure. PLOS ONE, 10(3), e0118415. https://doi.org/10.1371/journal.pone.0118415