" Lire, ou même écrire soi-même des livres n'apporte aucun remède. S'il me faut expliquer pourquoi un livre est pour moi intransigeant et un autre sans relief, je ne peux que renvoyer à la densité des passages qui déclenchent dans la tête l'élan presque fou ( Irrlauf) des pensées, passages qui entraînent immédiatement mes pensées là où aucun mot ne peut tenir. Plus ces passages sont densément représentés dans le texte, plus intransigeant est le livre ; plus ils sont rares, plus le texte est sans relief. Le critère de qualité d'un texte s'est pour moi toujours résumé à celui-là : est-ce que cela déclenche ou pas l'élan presque fou des pensées ? Chaque bonne phrase aboutit dans la tête en un lieu où ce qu'elle libère parle autrement avec soi-même qu'avec des mots. Et quand je dis que des livres m'ont transformée, c'est pour cette seule raison-là. Il n'y a d'ailleurs, en dépit de tout ce qu'on répète si souvent, aucune différence à ce sujet entre la Poésie et la Prose. La prose doit obtenir la même densité, même si elle se doit, parce que sur une longue distance, de mettre en œuvre, pour ce faire, d'autres procédés. "
Herta Müller, Der König neigt sich und tötet, Fischer Taschenbuch Verlag, Frankfurt am Main, 2009 ; " In jeder Sprache sitzen andere Augen " / " Dans chaque langue nichent d'autres yeux ", p. 20 (trad. et cité par Pierre Drogi, " Folie du récit, folie du livre ", Secousse n° 8, octobre 2012, repris dans Fiction : la portée non mesurée de la parole, Passage d'encres, 2016, p. 112-113).
„Élucidation" figurant en note (P. Drogi, op. cit., p 113):
Une précision de traduction : on peut rendre Irrlauf par' course folle', 'élan fou', 'divagation', ou le gloser aussi par 'sortie des rails' voire 'libre cours laissé à la folie'. Quoi qu'il en soit, dans 'élan presque fou' le 'presque' est de trop mais le passage tiré de son contexte aurait pu paraître brutal et peu clair. Herta Müller élucide elle-même le sens qu'elle attribue au mot et au phénomène qu'il recouvre dans le reste de l'essai par lequel s'ouvre le volume. " Dans la langue du village - ainsi me semblait-il enfant - et pour tous ceux qui m'entouraient, les mots reposaient directement sur les choses qu'ils désignaient. Les choses s'appelaient exactement comme elles étaient, et elles étaient exactement comme elles s'appelaient. Une évidence et un pacte conclus pour toujours. Il n'existait pour la plupart des gens aucune ouverture à travers laquelle il ait fallu regarder entre mot et objet pour fixer le rien comme si on avait glissé hors de sa propre peau dans le vide. "
Herta Müller, op. cit., p. 39.
" La langue n'a jamais été et n'est jamais sans conséquence politique car elle ne se laisse pas séparer de ce que l'un fait à l'autre. [...] Dans son inséparabilité d'avec l'acte, elle devient légitime ou inacceptable, belle ou haïssable, on peut aussi dire : bonne ou mauvaise. Dans chaque langue, je veux dire dans chaque façon dont on en fait usage, nichent d'autres yeux. "
(Trad. et cité dans Le français aujourd'hui, n° 179, Armand Colin, décembre 2012, dans le cadre d'un entretien avec Serge Martin, p. 153, repris dans le n° 14 de la revue Sarrazine, 2014, p. 232).