Pour qui connaît l'homme et le poète, il y aurait lieu de s'étonner d'une telle parution. En effet, Pierre Dhainaut a longtemps considéré que son œuvre commençait véritablement avec le titre par lequel précisément s'achève, en ce recueil, l'anthologie de ses poèmes anciens : Le Retour et le chant, paru en 1980.
Comment expliquer ce désir d'associer des textes de jeunesse (écrits vers 1960) aux poèmes les plus récents ? Sans doute, d'abord, par une nécessité de compréhension : il s'agit de remettre en lumière les pans oubliés d'une œuvre étonnamment multiforme, dont les débuts sont marqués par le surréalisme (" Mon sommeil est un verger d'embruns ", p. 13), puis par l'exigence intérieure d'une dislocation progressive du langage mimant une crise profonde ; en témoignent Jour contre jour (" toujours des vents qui ne se lèvent plus ", p. 101), Efface, éveille (" icilence et demaintenant ", p. 115, " coups le sa ", p. 122) et Au plus bas mot (" un mot gâte un mot, cible épuisée, cible ", p. 131). Si l'anthologie Le Don des souffles (Rougerie, 1991) regroupait des poèmes essentiels, aucun ouvrage n'avait encore tracé de pont entre ces deux extrémités que forment les vers de Bulletin d'enneigement et les tout derniers écrits, rassemblés sous le titre " Perpétuelle, la bienvenue ". Nous comprenons ici que l'écriture se découvre en s'inscrivant à la fois contre l'imagerie surréaliste et la révolte des poèmes suivants, au moment où elle éprouve les prémices d'un abandon confiant à l'inconnu du poème : " au fond de la voix sans cesse en pleine enfance " ( L'Âge du temps, p. 192).
Mais l'ouvrage a ceci de troublant qu'il nous invite parallèlement à ne pas trop durcir les délimitations : Transferts de souffles, ce titre le suggère avec force, porte l'étrange empreinte d'une certaine permanence. Dans sa lecture intitulée " Pourtant c'est un poème " (pp. 251-264), Isabelle Lévesque montre avec justesse que la période surréaliste et l'écriture actuelle, malgré leur contraste, sont parcourues de thèmes communs - l'amour inépuisable, la naissance, l'approche... - et que le vocabulaire propre au poète apparaissait dès le début : " " sable, flux et reflux, oyats, aube, éveil, buée, nid, vanneau, naissance, souffle, vent. " " (p. 253)
La lecture d' Après, paru cette année aux mêmes éditions, nous le laissait pressentir : ces deux extrêmes que sont la parole (re)naissante et la confrontation au silence sont l'un et l'autre de nature à nourrir un souffle vivant, oscillant comme la marée. Transferts de souffles nous le confirme : aux côtés du " noir " (p. 100) et du " non " (p. 119), pivots des années sombres, le " Oui - " ( Le Retour et le chant, p. 221) se laisse apprivoiser ; le poème tour à tour se clôt et s'élargit : " l'espace entre oui / et non flux / ou ressac " ( Efface, éveille, p. 121) ; " [...] avec le dénuement l'espace / et le point, lequel se resserre ou se déploie ? " ( Le Retour et le chant, p. 205) ; " [...] le silence où se renouvellent, / syllabe après syllabe, les mots, les phrases " ( Perpétuelle, la bienvenue, p. 244). Ainsi l'œuvre de Pierre Dhainaut se montre-t-elle enfin réunifiée dans ce va-et-vient réceptif qui la caractérise, hors du convenu : " écririons-nous sans la lumière et sans la mort / ensemble ? " (p. 207)
Transferts de souffles forme un outil d'autant plus indispensable pour la lecture de cette œuvre majeure qu'Isabelle Lévesque nous décrit avec précision les grandes phases de cette aventure langagière. À la lecture de ce recueil, je suis frappée de constater à quel point la parole de Pierre Dhainaut constitue une voix complète, peu à peu libérée par le rythme et l'aptitude à tout recevoir, des angoisses de la mort que nous redoutons à l'émerveillement de " l'enfant qui jouait dans les dunes " (p. 171), dépris du besoin de posséder, né de l'amour de ce monde : " Nul besoin de miroir, envers, / endroit, des deux côtés pour les yeux du souffle / il n'y a plus d'images. " ( Le Retour et le chant, p. 212.)
Sabine Dewulf
Pierre Dhainaut, Transferts de souffles, éditions L'Herbe qui tremble, 2019, 276 p., 18 €.