Claire Berest : Rien nÂ'est noir

Par Stephanie Tranchant @plaisir_de_lire

Rien n’est noir de Claire Berest  4,5/5 (5-08-2019)

Rien n’est noir (250 pages) est sorti le 21 août 2019 dans la collection Le bleue des Editions Stock.


L'histoire (éditeur) :

"A force de vouloir m'abriter en toi, j'ai perdu de vue que c'était toi, l'orage. Que c'est de toi que j'aurais dû vouloir m'abriter. Mais qui a envie de vivre abrité des orages ? Et tout ça n'est pas triste, mi amor, parce que rien n'est noir, absolument rien. Frida parle haut et fort, avec son corps fracassé par un accident de bus et ses manières excessives d'inviter la muerte et la vida dans chacun de ses gestes.
Elle jure comme un charretier, boit des trempées de tequila, et elle ne voit pas où est le problème. Elle aime les manifestations politiques, mettre des fleurs dans les cheveux, parler de sexe crûment, et les fêtes à réveiller les squelettes. Et elle peint. Frida aime par-dessus tout Diego, le peintre le plus célèbre du Mexique, son crapaud insatiable, fatal séducteur, qui couvre les murs de fresques gigantesques".

Mon avis :

« Mais qu’est-ce que c’est, bon dieu, que toutes ces cicatrices ?

Elle sait tout de lui, de sa mythologie, et lui ne connaît rien d’elle, elle n’est personne. Il est le plus grand peintre d Mexique, elle est une métisse de Coyoacan qui a vingt ans de moins et une colonne brisée en sus. Alors elle lui raconte. Elle répond à sa question. » Page 23

Frida, victime d’un accident deux ans plus tôt, un tramway percutant le car dans lequel elle se trouvait avec son amoureux Alejandro et pliant son bus en deux, s’est retrouvée le buste transpercé par une rampe de fer et un pot de peinture couleur or rependu sur son corps fracassé, des morts tout autour d’elle.

« Elle récite son poète préféré – N’étais-je pas seul ? non, voici que m’entoure une troupe. A ma droite les uns, d’autres derrière, puis on me prend les bras, le cou. C’est une foule de plus en plus dense, moi au milieu d’eux les esprits de mes amis vivants ou morts.

Diego reconnaît Walt Whitman et serre l’étreinte, il voudrait lui dire que ce qu’elle raconte est si horrible que c’est très joli, il embrasse le dos, il embrasse les traces.

- Tout est cassé dedans, mais ça ne se voit pas, non ?

Si, ça se voit pense-t-il, ça se voit parce que la force déployée qu’elle met dans chacun de ses mouvements le révèle, parce qu’on n’est pas si obstinée de vivre sans cacher ses terreurs, ça se voit, Frida. Alors, il dit simplement

- Je te vois, Frida. » page 29

Frida restera alitée des mois découvrira ainsi les couleurs et la peinture. Et pour comprendre ce passage à la peinture, il faut que vous découvriez le chapitre « Bleu ardoise » qui exprime avec tant de force pourquoi Frida peint : « elle peint parce que c’est tout ce qui lui reste. » (Page 57)  et « Elle peint pour s’abriter. Pour ne pas être seule. » (Page 85). Alors forcément, parler de Frida Kahlo c’est aussi parler du rapport à l’art : « Elle ne peint pas pour être aimé. Elle est transparente, c’est-à-dire qu’elle ouvre grand la fenêtre de l‘intérieur. ».

Et, c’est à travers ces aventures dans le milieu artistique et dans un décor fantasque aux mille couleurs, que se dessine l’histoire de la subjuguante Frida Kahlo. Car bien évidemment impossible de résumer la belle par sa peinture. Frida c’est aussi et surtout une terrible et sublime passion.

« Et enfin Diego accroche un bref instant le regard de sa femme de vingt-trois ans qui semble lui murmurer un méphistophélique – Ne t’avise jamais de m’oublier, mi amor.

Il la désire à e crever. » Page 74

« Tu es ma meilleure moitié, frisita. » Page 85

Avec Rien n’est noir, Claire Berest nous plonge dans une troublante et sulfureuse histoire d’amour. Ses mots sont bouleversants de beauté et d’intensité. Son écriture visuelle, poétique et intense donne l’impression de l’avoir à ses côtés, racontant à voix haute, pleine de fougue et de passion, l’histoire de Frida et Diego. On est très rapidement habités par ses mots et entre chavirement, bousculades émotionnelles (peines, colères, joies) on vibre à chaque minute passée avec eux.

Rien n’est noir est une douloureuse histoire d’amour mais si intense qu’elle en devient l’une des plus belle. Kahlo et Rivera m’ont émue aux larmes, j’ai été totalement transportée dans leur univers de déchirement et de fusion, de flamboyance et d’obscurité. J’ai été happée par les mots de l’auteure qui nous entraîne là dans une sorte de tempêtes de sentiments (ceux du couple), d’émotions, de sensations et de couleurs.

Voilà une Frida piquante, douce, pleine de répartie, survoltée.

« A quinze ans, elle avait surtout des fourmillements dans les mains, dans la tête, des idées d’insurrection, et sous les paupières, des images d’extase à venir. Qu’allait-elle en faire de ce corps insolent ? Ces seins qui prenaient les devants bravaches, sans consigne préalable, les hanches qui dessinaient une clef de voûte et les pieds qui ne demandaient qu’à déguerpir ?

Un corps immortel de jeune soleil.

Elle avait décidé qu’on l’attendait au carrefour, et que rien de cette vie ne devait être pris ni au sérieux, ni trop à l’amer. ET ça débordait, bordel, comme les jurons salés qu’elle perfectionnait avec ferveur en écoutant baragouiner les gamins de rues et les hommes imbibés, qui commandaient la prochaine tournée à la santé de leurs morts. » Page 35

Elle est sublime et bancale, tour à tour inquiétante et éblouissante, forte et solidement accrochée à ce besoin de vivre et de liberté. Comme une évidence, elle sait que rien ni personne ne l’empêchera de faire quoi que ce soit (ni sa condition de femme, ni ses origines et son métissage, ni ce terrible accident qui l’a brisée). Alors elle ne fait pas que vivre sa vie, elle la mange à pleine bouche, insatiable, comme son Diego qui ne rêve que d’une chose : être aimé du monde entier, tandis qu’elle ne cherche que son amour à lui. Et entre incompréhension, destruction et amour fou, leur histoire est un tourbillon.

Et si l’auteur prétend ne pas avoir écrit une biographie, il n’en demeure pas moins que c’est un récit basé la réalité, raconté avec mille détails véridiques de la vie de le belle, celle qui voulait devenir médecin, qui fut l’une des premières à intégrer la « Prépa » jusqu’alors réservée aux hommes, et qui à 18 ans, s’est retrouvée fracassée, n’ambitionnant plus les mêmes rêves et contrainte d’attendre de se reconstruire physiquement et moralement, abandonnée par son Alejandro et tous ceux qui faisaient son quotidien, jusqu’à ce que la peinture arrive et que Diego rentre officiellement dans sa vie. Mais si Rien n’est noir, rien n’est si simple non plus….

« De façon plus ambigüe, Frida n’est plus la même, elle ne peut alors envisager de reprendre le cours d’une vie qui était celle d’une autre, celle d’une Frida qui n’avait pas été démolie. Qu’ils soient propres ou figurés, les accidents s’apparentent a posteriori à des carrefours. On rebat des cartes qu’on ne savait pas posséder, on mesure ce qu’il nous reste entre les mains en clairvoyance de ce qui a été amputé. (….) Elle s’est arrachée de sa paralysie parce que toute sa vie s’est concentrée dans cette unique dessin, écouter chaque minute de sa douleur et dompter son mal. » Page 49

Rien n’est noir qui a ainsi tout d’un roman biographique, est en vérité un roman d’amour fou. Passionnant, passionné, c’est un récit flamboyant comme sa protagoniste démesurée et exaltée, doté d’une incroyable richesse.

« Il est sorti ce soir, oui, après avoir travaillé jusqu’à minuit il est sorti, il avait besoin de femmes, de tord-boyaux et de légèreté, Frida est trop intense parfois, impossible à son contact d’oublier que l’on va tous mourir et que notre passage ici est une sorte de violence magique, futile, essentielle et grotesque, interdit d‘oublier que nous sommes tous reins et peau d’inconsolables incendies, c’est trop de tension, il est sorti ce soir, il a besoin d’être seul parfois, souvent. Mais une vie sans elle serait une pâle étoile. Une longue et morne promenade brodée de réverbères perpétuellement allumés.

Il s’effondre de chagrin. » Page 122-123

Ce nouveau roman de la délicieuse Claire Berest est doté d’un souffle romanesque incroyable. C’est beau tout simplement. Dans le fond évidemment, mais dans la forme aussi, car artistiquement maîtrisé.

 « Il n’a jamais rencontré pareil couple. Cercle fermé à deux, en boule, duo fou et violent, généreux à outrance. Pèlerins et menteurs. Sans bordure ni gêne, sans décence. Elle : chatte dangereuse qui cherche la caresse tout en dirigeant le monde. Lui : orgueil, hybris et génie. Diego y Frida. Indissociables. » Page 201

En bref : petite pépite d’émotions et enrichissement culturel, Rien n’est noir est perle délicate, excessive et passionnelle qui nous donne l’occasion de véritablement connaître Frida Kahlo.