Le Big Algo d’Aldo sait tout. Inutile d’enquêter, « il suffit d’interroger l’algorithme. Qui a essayé d’étrangler son petit frère ? Toi. Qui a mis du jus sexuel sur les magazines de papi ? Toi ». Ce n’est plus La métamorphose, c’est Le procès. De toute éternité, le Tout-puissant juge : « il y a un programme, un logiciel si puissant qu’on n’a pas eu besoin de le charger, il s’est installé lui-même. Il s’est mis à vivre, comme s’il avait toujours été là ». Orwell appelait « novlangue » celle qui refuserait toute ambigüité, toute opacité : l’impossible transparence de tout signifiant au signifié dont la vérité resplendissante enverrait « au fond de la cave » le mensonge devenu « une langue morte que plus personne ou presque n’utilise » tant la « victoire » de la transparence est « écrasante ». Il faut descendre à la cave pour voir le mensonge (la fiction, le jeu entre son et sens, l’épaisseur du langage) « se tortiller », et le prendre en main, en bouche, l’aimer clandestinement, repartir en lui disant « Maintenant, je vais coucher avec la vérité, mais c’est toi que je préfère ».
Ce que l’illusion de transparence universelle refoule fait retour, remonte à la surface, car c’est notre œuvre qui a fait des petits : « j’ai une idée tu sais ce qu’on va faire on va les mettre à la cave ». Ces enfants non reconnus devenus boucs émissaires prolifèrent, envahissent la maison. Véronique dit à Jean-Claude : « je ne reconnais plus ma cuisine ! ». Jean-Claude dit à Véronique : « On a l’impression d’être des étrangers dans sa propre baraque ». Jean-Claude et Véronique trépignent et gueulent : « on-est cheez Nous ! On-est cheez Nous ! ».
Sur les points de graissage de la machine et dans la viande, c’est la même graisse. « Tout a l’air d’être fait dans une espèce de viande énervée ». Le maillot de bain « est un sac à main ». La caissière observe tour à tour le client et le jambon. Elle cherche « à trouver une adéquation justifiant mon achat », et « compare ma peau avec la peau du jambon ». À la place des mains, des têtes de chiens mordent, lèchent ou aboient. Le jeu sur la Playstation permet de vivre « dans la peau d’un type qui gravit les échelons de la mafia », Fred. Il « ne peut plus se passer de moi. Me donner des ordres, pour lui, c’est comme si on couchait ensemble. Fais ci, fais ça, vide le tiroir à graisse ». La « nuit de la graisse » du titre ressemble à une nuit de cristal, ou des longs couteaux. C’était hier, c’est aujourd’hui et demain : sinistre. Mais le comique ? Comme dans Les temps modernes ou Playtime (« un car de touristes arrive dans la chambre »), c’est du montage qu’il transpire (comme on dit de la vérité). Un montage serré, de scènes à la Méliès, ou Averty, mais dessinées par Bosch (c’est le nom du frigo), par Topor… ou par la Veuve Alvida, qui signe la couverture.
Les livres d’Aldo Qureshi se suivent comme un feuilleton. Chacun rassemble, comme un album de BD, des vignettes qui nous croquent en monstres familiers : autant de fables ou contes fantastiques. Cela peut aussi se lire comme un jeu de cartes qui se recouperaient, bâtiraient des châteaux qui s’effondreraient. Le comique ne tient pas à de la « mécanique plaquée sur du vivant » (sa définition par Bergson) : elle est greffée sur lui ou lui sur elle, Golem devient Dieu et Dieu Golem, l’ingénieur Frankenstein est créé par son monstre. À comique de cauchemar, rire d’angoisse.
Le monde est un immeuble et l’immeuble est immonde. Un petit bonhomme de viande s’allonge tout seul dans la poêle. Des gaveuses traquent le client. Les produits love « 100% naturels » sont « à base de gras d’enfants nourris à l’amour et à la liberté ». Une petite jument imberbe a « la craquette irritée » car une danette « lui sort du tiroir ». Les « jeux olympiques de la chaîne alimentaire » peuvent commencer « entre les tables avec les clients qui toussent en recrachant des petits morceaux de la Déclaration des droits de l’homme ».
Il faut voir les vidéos d’Aldo Qureshi sur Youtube, et se souvenir des lignes de Christian Prigent dans Point d’appui, à propos d’André Voznessenski, son idole en 1962, revu à Moscou en 2005 : « Au contraire des paresseux Français collés à leurs feuillets, tout poète russe sait son poème par cœur (ne lit pas, déclame "à pleine voix") ». Aldo Qureshi est moins paresseux que les autres.
François Huglo
Aldo Qureshi, La nuit de la graisse, Atelier de l’agneau, 2019, 104 p., 17 €
Extrait [Choix de la rédaction
la non-dualité
avec ma femme on a décidé d'arrêter les diminutifs.
Moi de ne plus me faire appeler mon lapin, et elle
ma biche, bibiche, etc. On a décidé de s'appeler tous
les deux dieu. Ça simplifie les entretiens et d'une
certaine façon ça nous met sur un pied d'égalité.
Seulement vous savez ce qu'on dit à propos du naturel.
Et là ça y est elle s'est remise à me donner des ordres.
Elle appelle ça des flux de conscience auto-engendrés.
Le matin elle déboule avec mon planning, elle me dit
de faire ça et ça, me donne des conseils Bien être,
de ne pas manger entre les repas, d'éviter les fritures,
de faire du sport, de dire en partant pense à étendre
le linge et de me faire remarquer que j'ai passé l'âge
de jouer à World of Warcraft. Et quand je fais la liste
des courses elle passe derrière moi, elle raye le pack
de bières, les chips, les Kinder Bueno. Une fois dans
le magasin : bon alors qu'est-ce qu'on achète ? Et elle :
j'en ai marre que ce soit tout le temps moi qui décide
de tout... prends des initiatives
(p. 39)