yasyāṃ jāgrati bhūtāni sā niśā paśyato muneḥ //
"Ce qui est nuit pour tous les êtres
est veille pour celui qui suit la discipline.
Ce qui est veille pour les êtres
est nuit pour le sage qui voit."
Bhagavad Gîtâ, II, 69
"Tous les êtres" : les humains, les anges, les dieux, les démons et tous les vivants, les animés, les animaux.
"Pour celui qui suit la discipline" : la discipline du retournement de l'attention, la clé de l'éveil.
La "nuit" est l'état de sommeil profond, de sommeil sans rêve, c'est-à-dire l'intervalle entre deux pensées. Du point de vue de l'état de veille, c'est une "nuit", car on se dit "je n'étais conscient de rien, donc je n'étais pas conscient". Mais en vérité, cet état est un état sans forme, sans différences, sans mental, sans ignorance. C'est l'état de pure unité, de pure conscience qui ne cesse jamais. Cet état n'a ni commencement, ni fin, car il n'y a aucun repère, en lui. Pas de changement, donc pas de temps. Donc ça n'est pas un état. Quand on "voit" cela, on réalise que le sommeil profond est pure Lumière sans aucune dualité, repos parfait qui n'est pas repos du corps ou de l'esprit, mais pure paix, depuis toujours et à jamais.
Ce verset me fait penser à l'allégorie de la caverne, résumée dans cette petite animation :
Sans doute la principale et la plus riche allégorie de toute la tradition philosophique grecque.
Quand on retourne le regard vers la Lumière, on est d'abord aveuglé, on ne voit rien : le jour apparaît d'abord comme une nuit, la lumière comme ténèbres. C'est la Lumière indifférenciée qui est ainsi prise pour de l'obscurité, car "là où il n'y a rien d'autre à voir" la Lumière se croit absente, elle croit qu'elle ne brille par. Alors qu'elle est simplement pure, simple, indifférenciée, sans réflexion. Cela ne dépend pas d'un état de méditation, de vigilance. Cela ne dépend pas de l'état mental, cela ne dépend pas de l'attention. Mais quand l'attention se retourne et que la Lumière s'éveille à elle-même, alors moi, Lumière sans aucune obscurité, je comprends que ces ténèbres sont en vérité lumière. Je ne vois rien, parce que la Lumière que je suis est alors simple. Je me vois moi-même, mais sans rien voir de particulier, car il n'y a aucun "autre". Et je ne me réveille jamais de cette simplicité absolue. Je ne la quitte jamais. Cette Lumière qui éclaire l'état de veille ne se dérobe jamais, car sans elle, il n'y aurait pas d'état de veille. Je suis la Lumière qui éclaire les choses et leur absence. Mais comme ces choses ne sont rien d'autre et ne peuvent être rien d'autre que cette Lumière elle-même, il n'y a jamais rien d'autre. C'est ce profond mystère que "voit le sage". Il le voit sans voir, sans dualité. En ce sens précis, "personne ne voit", "il n'y a rien à voir". Quand je ne vois rien, je suis Lumière simple. Quand je semble voir, je suis Lumière qui se réalise ainsi.
Tel est l'héritage de Platon, de la Gîtâ, des Oupanishads, du shivaïsme du Cachemire. Non pas un mystère à croire, mais à examiner par soi, directement. Nul autre ne peut le faire à notre place.