(Anthologie permanente) Ludovic Degroote, Si décousu

Par Florence Trocmé

Les textes réunis par Ludovic Degroote dans Si décousu, qui vient de paraître aux éditions Unes, ont été publiés à diverses époques sous forme de plaquettes à tirages limités ou plus confidentiels encore, de livres d’artistes avec lesquels Ludovic Degroote a beaucoup collaboré. Le livre comporte aussi de nombreux textes inédits couvrant une période allant de 1987 à 2017. 
FALAISE
ce qui nous sépare du poème
c'est une lente espérance
qui descend le long de la falaise
truffée de blockhaus je me souviens
il faut reprendre le rythme
recommencer à vivre écrire
ce n'est pas le désir qui manque
les mots murés dessous
on se demande quel intérieur
quand on voit l'épaisseur
du dehors c'est bien pour ça
qu'on croit ne rien voir dedans
une espèce de va-et-vient
entre marche et avancée
quelque chose sur sa propre peau
on s'en rend à peine compte
et puis cette peine nivelée
ça descend s'éboule
par pans par blocs rien n'a changé
la lente érosion des âmes
se ravine avec l'âge
ce qu'on essaie de façonner
là-dessus n'est ni plus ni moins
voué à l'échec si c'était
un poème simple
                 ce n'est pas le poème
qui s'éloigne y en a-t-il eu seulement
il aurait fallu du souffle
recommencer à respirer sur la terre
dans le grand vent vent frais vent
du matin vent qui chante au
milieu des grands pans
râpés défaits comme de vieilles comptines
mots poreux images sans vue
en bas descendu sans autre attente
que la suite de la falaise un
blockhaus peut-être espoir mince
dans l'épaisseur des murs
on est bien tombé soi pourtant
alors qu'on regardait le paysage
qui ne tenait pas compte de nous
malgré toutes ces choses
accumulées dedans
un espoir mince en est toujours un
c'est une question d'urgence
et dans le dégoût tel qu'une mort
à peine l'équivaut c'est
compter sans la peine on ne compte
jamais assez dans l'intime
l’urgent c'est l'intime
quand on vomit par morceaux
les blockhaus du dedans
gravir gravats
ce peu qu'on donne
et qui nous est rendu
au centuple un ordre dans le désordre
inhabituel pour qui s'est mal habitué
l'incapacité d'une falaise
au bas de laquelle
l'horreur du monde soudain découvert
n'importe quoi pourvu qu'on se
trouve au milieu comme si c'était
pas assez de ne pas se toucher
de devoir rester dans le bruit des autres
poème course dans le vent
à peine extrait du silence
où sa nature même le condamne
tout juste séparé de ce qui l'y mène
une parole effrayée rebondie brisée
dans l'instant où elle s'élève
c’est comme si par moments on
allait rattraper ce qui allait
tomber une imprudence au pied
de la falaise une chute ce qui tombe
exactement on n’en sait rien
une approche des choses une espérance
lente qui rebondit sur la paroi
un corps en voie de mort une parole
sans mots et des yeux révulsés
regardant passer ce qui passe
dans cette chute distraite et continuée
Ludovic Degroote, Si décousu, Editions Unes, 2019, 136 p., 19€
Sur le site de l’éditeur :
Ce livre rassemble plus de 40 poèmes, parus en éditions limitées et livres d’artistes, ainsi que de nombreux textes inédits de Ludovic Degroote, couvrant une période allant de 1987 à 2017. Si décousu évoque les promenades solitaires, aussi bien au-dehors qu’à l’intérieur de soi : le paysage de mer au fond des yeux, les villas côtières, la digue, le ciel et les briques. Évoque aussi et surtout, à travers allées et venues, trajets circulaires, variations d’écriture, une façon d’aller toucher le monde comme on frappe au carreau, ou comme on se retient au dernier moment d’y frapper. Par pudeur, en blessure souriante, gestes hésitants, dans le mouvement complexe et contradictoire d’une parole qui voudrait atteindre un lieu où être bien. Mais sur le point d’y arriver elle recule, effrayée par la distance incompressible entre y être et y être presque. C’est dans cet infime écart que se creusent et se renforcent les impossibilités et les manques. Car on existe par manque, « fantômes embourbés les pieds dans la vie », avec tant de visages à l’intérieur et cette drôle d’impression que les morts « vivent deux fois », et pas soi. « C’est comme si c’était simple », nous dit Ludovic Degroote, avec une grande douceur, que fissure parfois la violence. Avec drôlerie aussi, quand grincent des poèmes trop lucides pour pleurer. C’est comme si c’était simple de porter avec soi un poids trop lourd, et de s’en débarrasser quand on est soi-même son propre poids. On fait partie de lieux que l’on traverse, sans pouvoir en disparaître tout à fait. Face à soi retenir les effacements de la vie, et tout embarquer à l’intérieur, les disparitions comme les joies, l’amitié, le silence, l’enfance, on ne peut rien abandonner en route. Si décousu est un lent travail de désencombrement des sacs de ruines qu’on accumule. Gestes patients, impossibles, répétés, de poèmes dispersés dans les années, en suspension ; finalement réunis en s’agrégeant les uns aux autres, ils se rapprochent, se resserrent, s’entrelacent, pour révéler le cœur d’une œuvre.
Ludovic Degroote dans Poezibao :
prix des découvreurs de poésie, extrait 1, extrait 2, wimereux (parution), Un petit viol (par Ariane Dreyfus), ext. 3, Le Début des pieds (par A. Emaz), Eugène Leroy, auportrait noir (F. Trocmé), ext. 4, feuilleton, la Digue (1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12,13, 14 avec pdf), "La Digue", par Antoine Emaz, "Le début des pieds" (par Georges Guillain), ext. 5, "Monologue" par Florence Trocmé,  "Monologue" par Matthieu Gosztola, "Monologue" par Jean-Pascal Dubost, "Monologue" par Antoine Emaz, "josé tomás", par Antoine Emaz, "josé tomás", par Isabelle Maunet-Salliet, [note de lecture] Ludovic Degroote et Jacques Lèbre, par Antoine Emaz, [note de lecture] Ludovic Degroote, "Ligne 4", par Antoine Emaz, (anthologie permanente) Ludovic Degroote, (Note de lecture) Ludovic Degroote, zambèze, par Anne Malaprade (Note de lecture) Ludovic Degroote, zambèze, par Antoine Emaz,(entretien) avec Ludovic Degroote, par Florence Trocmé, (Les Disputaisons) La critique en poésie, Ludovic Degroote