Dans « L’agressivité en psychanalyse », Lacan nous donne une piste « latérale » quand au suicide.
C’est un texte écrit à une époque où il n’a pas encore formulé son schéma L, ni sa notion d’objet petit a. Par contre, la dimension d’un imaginaire symétrique entre les individus est présente dans le texte. C’est la dimension lacanienne de « l’espace ». « L’espace » étant la relation de soi à l’autre.
Il indique que nous nous développons par l’autre. Par exemple, dans la cours de récréation de l’école, un enfant peut appréhender la douleur en s’imaginant à la place de l’écolier qui souffre à ses côtés.
La dimension de l’espace est articulée à ses enjeux politiques.
Lacan se permet même une sorte de prévision pour l’humanité. La dégradation de l’idéal du moi et du surmoi conduit à la promotion du moi qui va exercer une tyrannie appuyée par la psychotechnique. Ce sont les tests désormais généralisés dans les magazines : êtes-vous fidèle ? Cigale ou fourmi ? Un bobo ? Un roi de l’incruste ?
Ces tests s’appuient sur une idéologie selon laquelle il s’agirait de développer une confiance en soi très idéalisée de nos jours. Lacan a montré que l’affirmation de soi remplace la défaite historique des structures patriarcales de la civilisation européenne du XVIII ème siècle.
Tout cela ne peut produire que des individus au service des « conducteurs de bolides et de surveillants de centrales régulatrices ». Ayant voulu la science à son service, l’homme subit sa tyrannie. Il devient l’esclave des machines qu’il a crée.
Lacan compare cette tyrannie de la promotion du moi au « grand frelon ailé » des passions évoquées d’abord par Platon. C’est une passion qui nous pique.
Nous sommes entraînés dans un dérèglement complet, ce frelon fait naître en nous un amour qui préside aux désirs oisifs et prodigues, nous implante l'aiguillon de l'envie, « alors ce chef de l'âme, escorté par la démence, est pris de transports furieux, et s'il met la main sur des opinions ou des désirs tenus pour sages et gardant encore quelque pudeur, il les tue ou les boute hors de chez lui, jusqu'à ce qu'il en ait purgé son âme et l'ait emplie de folie étrangère ».
Donc la passion du moi se trouve au-delà du principe de plaisir. Il ne s’agit plus de se satisfaire d’un petit chez soi en charentaises, la passion du moi nous inocule l’envie des grandes propriétés de Los Angeles.
Il ne faut pas croire que le narcissisme soit un « instinct de conservation ». Aboutissant à notre esclavage aux machines, sa nature est mortelle. Il révèle notre dépendance aux organes dont nous craignons la perte. Les organes étant ce que nous utilisons comme une machine. C’est la raison pour laquelle la peur de la mort qui accompagne la promotion du moi, ne cache que la peur de l’atteinte, de la « lésion » du corps.
Mais, le rêve d’un individu triomphant réalise un isolement de l’âme « parent » de notre déréliction originelle. Le laissé en plan où comme enfant, nous étions livrés au monde sans secours. Tout cela recouvrant la « dimension de l’angoisse ». Un deuxième dimension, majeure pour Lacan.
Lacan souligne le rapport de ces deux dimensions, en « tension subjective » l’une avec l’autre : l’espace et l’angoisse. Les individus cherchent à maitriser « l’espace » de l’autre ; l’angoisse souligne notre déréliction originelle.
Pour conclure que : « À la croisée seulement de ces deux tensions, devrait être envisagée cette assomption par l’homme de son déchirement originel, par quoi l’on peut dire qu’à chaque instant il constitue son monde par son suicide, et dont Freud eut l’audace de formuler l’expérience psychologique si paradoxale qu’en soit l’expression en termes biologiques, soit comme « instinct de mort ». Chez l’homme « affranchi » de la société moderne, voici que ce déchirement révèle jusqu’au fond de l’être sa formidable lézarde. (…) C’est cette victime émouvante, évadée d’ailleurs irresponsable en rupture du ban qui voue l’homme moderne à la plus formidable galère sociale, que nous recueillons quand elle vient à nous, c’est à cet être de néant que notre tâche quotidienne est d’ouvrir à nouveau la voie de son sens dans une fraternité discrète à la mesure de laquelle nous sommes toujours trop inégaux ».
A ce niveau, le suicide est élevé par Lacan à la hauteur d’un concept ontologique au principe de notre existence. Lacan l’articule étroitement avec la condition humaine des individus plongés dans la modernité et ses enjeux politiques et sociaux dont ils peuvent s’affranchir. Ce genre de « suicide » devient un mode de constitution du monde par le sujet. A chaque occasion de sa vie, le sujet est susceptible de rencontrer sa déréliction originelle.
La constitution du monde par notre « suicide » doit être pensée à la croisée des deux tensions de « l’espace » et de l’angoisse. Ce n’est pas une indication directe sur le suicide en tant que tel. Par une voie « latérale », cela sonne comme une indication épistémologique, un programme d’étude agrémenté d’une orientation dans le travail à mener pour approcher ce que serait le suicide.
Loin de penser que le suicide soit une solution, Lacan, au contraire, conçoit cela comme le temps inaugural au moment duquel le sujet a le choix entre sa perte ou son assomption dans le monde. Ainsi conceptualisé, le suicide ontologique lacanien parait être plus un choix éthique entre « l’espace » et l’angoisse qu’un irréductible fatalisme.
Platon, La république, livre IX, 571-592
Lacan J, « L’agressivité en psychanalyse » (1948), Ecrits, Paris, PUF, 1966, p. 101-124