(Note de lecture), Fernando Pessoa, Poèmes jamais assemblés d’Alberto Caeiro, par Isabelle Baladine Howald

Par Florence Trocmé

Je sont tant d’autres

Le poète sans je, le poète qui s’efface toujours derrière ses soi-mêmes, le poète aux hétéronymes (jamais Pessoa ne porte un autre nom, c’est un vrai autre avec son nom propre),  c’est Pessoa.
Les poèmes jamais assemblés d’Alberto Caeiro, traduits par Jean-Louis Giovannoni, Isabelle Hourcade, Rémy Hourcade et Fabienne Vallin, paraissent chez Unes. Ce livre correspond à la dernière édition de ces poèmes parus au Portugal en 2016, réunissant les poèmes de cet hétéronyme de Pessoa, écrits entre 1914 et 1922, lorsque le poète avait entre 26 et 34 ans, comprend un nouveau et très intéressant travail de traduction (parfaitement chronologique) par rapport à ce qui existait déjà (chez Gallimard) et comporte de plus des inédits.
Nous parlons ici d’un très grand livre, d’un livre très impressionnant d’intelligence, de force, de distance et de rigueur.
Alberto Caeiro est posé dans le monde, il est, c’est tout. Il est là, rien d’autre :
« Etre réel veut dire ne pas être à l’intérieur de moi ». Il veut bien aller jusqu’à dire qu’il existe, parce qu’il a conscience de ce qui existe près de lui, rien de plus. Le monde est extérieur, lui-même l’est à lui-même. (1919)
« Nous sommes toujours en dehors de notre réalité.
Nous sommes toujours en dehors d’elle parce que nous sommes ici. »
(1919)
Les fleurs sont, les arbres sont, les choses sont, ont été et seront. C’est comme ça. Le style, du coup, est de la même simplicité :
« Et moi, si on vient me demander ce que j’ai fait,
Je répondrai : j’ai regardé les choses, c’est tout.

Et si dieu vient me demander : et toi qu’as-tu vu dans les choses ?
Je réponds : les choses, c’est tout… » (1914)
Une chose n’est pas une présence, elle est juste une chose.
Qu’est ce que c’est que le réel, c’est ce que je vois, et moi-même je ne me vois pas, donc je ne suis pas réel. Et ce que je vois, l’instant d’après n’y est plus :
« L’aveugle poursuit son chemin et je ne fais plus un geste.
Ce n’est déjà plus la même heure, ni les mêmes gens ni rien de semblable.
Etre réel, c’est ça. 
» (1919)
Quelle certitude ?... ou quelle tromperie ? On ne peut s’empêcher de penser aux hommes à chapeaux de Descartes dans la Seconde méditation métaphysique, mais on pense aussi souvent à Pascal (cette rigueur du raisonnement, ces raccourcis fulgurants bien qu’il écrive exactement le contraire) :
« Je crois que l’espace commence quelque part et s’achève quelque part
En deçà et au-delà il n’y a absolument rien
.
Je crois que le temps a eu un début et qu’il aura une fin
Et qu’avant et après cela le temps n’existe pas 
» (1920)
Bien sûr, Alberto Caeiro écrit « je », ce que ne peuvent faire ni la fleur ni l’arbre, mais ce n’est pas un je habité par un sujet, ou alors comme inconscient de lui-même, comme l’est un enfant :
« Je n’ai jamais été qu’un enfant qui jouait. »
Rien de plus concentré, à la fois totalement sur-lui-même mais aussi presque complètement séparé de qui il est le reste du temps, un enfant est le jeu qu’il joue, il n’en est pas distinct, il en émerge d’ailleurs le plus souvent comme égaré.
C’est un monde sans Dieu que celui de Caeiro, dont il n’a nul besoin :
« Pour toi le mystique, tu vois un sens en toute chose

Quant à moi, qui ai la chance de n’avoir d’yeux que pour voir,
Je vois le manque de sens en toute chose ».
Et ce qui s’ensuit, c’est bien entendu un monde fini, pas d’espace infini non plus. Une chose n’étant que cette chose et rien au-delà, le temps n’étant que le temps du moment et rien au-delà.
Alberto Caeiro ressent la chaleur, la pluie, le froid, les changements de saison, comme sans doute la nature dans son fonctionnement intrinsèque tout en disant :
« Mais le printemps n’est même pas une chose :
C’est une façon de parler ». (1915)
Certes tout reverdit, l’air se réchauffe, c’est donc de l’ordre de la sensation, une sensation objective, pourrait-on dire. C’est le réel à l’état brut, rien de plus, rien de moins.
Ce Je ressent pourtant la joie :
« Si je savais que j’allais mourir demain
Et que le printemps était pour après-demain,
Je mourrai content parce que ce sera après-demain ». (1915)
Voilà, je fais partie du monde et ce n’est pas grave si je disparais puisqu’il y aura encore le printemps. Il y a là quelque chose de déchirant (je ne le verrai plus) et de rassurant (il existera toujours).
Ce qui le rend également heureux, c’est que chaque chose (pierre, fleur, lui-même) n’est pas rattachée à quoi que ce soit, pas de liens entre eux. Pas de toucher, pas de caresse, pas de proximité physique, rien de charnel,  pas plus d’ivresse que la seule conscience que cela est et qu’on a la chance d’en être sans y être pour rien du tout :
« Ça vaut la peine d’être né juste pour écouter le passage du vent. » (1915)
Quelle démonstration rigoureuse que celle d’Alberto Caiero dans ces Poèmes…, quelle pensée du je sans métaphysique aucune, atteignant pourtant une concision redoutable qui frappe comme un éclair :
« La Nature ne se souvient jamais. » (1915), cette nature qui se déroule sans fin selon un cycle immuable, ni passé, ni avenir, juste un présent de pure présence.
Rien de mièvre ici, bien loin des approches béates d’un Bobin, ou d’une empathie comme Saint François d’Assise pouvait la décrire (pas question de « sœur la fleur » ou de « frère le soleil » ni même de donner un autre non que ce qu’elle est : « eau » puisque c’est de l’eau), aucune image, encore moins d’allégorie.
« J’aime les arbres parce que ce sont des arbres, sans que j’y pense ». (C’est moi qui souligne)
S’agit-il d’une évacuation de la réflexion au profit d’une stricte « qualité », d’une stricte perception, à rapprocher poétiquement d’« A rose is a rose is a rose »  à la Gertrud Stein ?
Il va donc plus loin encore : voir les choses, ne pas les penser : 
« La vue qui me sépare des choses » (1917)

« Une chose qui est visible existe pour être vue,
Et ce qui existe pour les yeux n’a pas besoin d’exister pour la pensée ;
Elle n’existe directement que pour les yeux et non pour la pensée » (ANNÉE)
Comment
parvenir à penser cela, quelle force faut-il, de quelle césure faut-il faire peut-être l’épreuve en soi-même (le mal dont souffrait peut-être Pessoa) ?
La signification ici n’a pas d’importance et la chose n’a aucune utilité.
Pessoa, « personne » (personne-personne ou personne-quelqu’un ? Depuis Homère on connaît la merveilleuse ambivalence du mot-nom), s’« appelait » aussi Anon comme anonyme, ou Search, comme chercher, sans parler du tout premier hétéronyme inventé par Pessoa enfant, le Chevalier de Pas (pas comme marcher ou comme négatif ?...), toujours cette polysémie…
« Caeiro », lui, n’existe pas à ma connaissance, en portugais.
En espagnol il signifie « je tombe ». Là aussi, polysémie…
Ce je qui est une tombe, Pessoa l’écrit sous la dictée de Caeiro, comme halluciné :
« Quoi qu’il en soit, que tombe ce qui doit tomber quand ça tombera »
(1930, fausse date puisque l’ensemble des poèmes est entre 1914 et 1922 ?).
Pessoa finira par détruire Caeiro, pour passer à d’autres hétéronymes.
Il y a dans ce livre quelque chose d’aussi inépuisable que certains grands livres de philosophie, une sorte de démonstration intellectuelle presque privée du monde sensible, qu’il adresse en 1922 avec une grande ironie à un de ses hétéronymes Ricardo Reis (même époque qu’Alberto Caeiro).
Les années passant, la pensée finit par s’adresser au narrateur lui-même :
« Quelle est donc cette chose en plus ou en moins que je suis ?

Alors, qui suis-je ? »
Ce traité de nature devient un pur traité de métaphysique, sans pour autant jamais rendre ce narrateur supérieur aux autres choses, celles-ci (la fleur, l’arbre, l’eau, rappelons-le encore, jamais expérimentés autrement qu’en perception, pas en sensation) ayant le grand avantage de n’être que choses, absolument rien d’autre, l’homme lui sait juste qu’il vit.
Le 12 avril 1919, ce poème vertigineux, pour tenter de clore cette lecture mais aussi bien laisser ouvertes toutes les lectures encore possibles :
« Pétale replié derrière la rose que d’aucuns diraient de velours,
Je te ramasse par terre et de près, je te contemple très loin.
Il n’y a pas de roses dans mon jardin : quel vent t’a apporté ?
Mais, j’arrive de loin tout à coup. Je fuis un temps malade.
Aucun vent ne t’a porté à présent.
Maintenant tu es ici.
Ce que tu as été ce n’est pas toi, sinon toute rose serait ici. »
Tout en écrivant :
« Tout cela est absolument indépendant de ma volonté ».
C’est dire combien étaient Pessoa…
Isabelle Baladine Howald
Fernando Pessoa, Poèmes jamais assemblés d’Alberto Caeiro, éditions Unes ; 2019, 50 p., 16€.
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