Thierry Breton, stratège européen, le plan B des politiques français

Publié le 14 novembre 2019 par Sylvainrakotoarison

Décision cruciale ce jeudi 14 novembre 2019 au Parlement Européen : la candidature de Thierry Breton à la Commission Européenne sera-t-elle validée par les députés européens ?

Après le rejet de la candidature de Sylvie Goulard le 10 octobre 2019 au poste de commissaire européenne pour la France, le Président Emmanuel Macron a désigné le président-directeur général du groupe Atos, Thierry Breton en remplacement. En raison de ses implications dans l'industrie, certains parlementaires européens peuvent légitimement s'inquiéter des risques de conflit d'intérêts.
Notons d'ailleurs que le risque de conflit d'intérêts est beaucoup plus grand quand on sort d'une fonction publique ou élective vers une responsabilité privée que l'inverse. En effet, il est même sain de pouvoir se servir, dans l'intérêt du pays ou de l'Europe, des compétences et réseaux acquis pendant une expérience dans le privé.
En revanche, il y a un réel risque de conflit d'intérêts lorsque, d'une fonction publique, on acquiert une position au sein d'intérêts privés qui pourraient se servir d'une connaissance plus globale acquise au service de l'intérêt général (c'est ce qui a été reproché, à juste titre, à l'ancien Président de la Commission Européenne José Manuel Barroso pointant chez Goldman Sachs, mais aussi à l'ancien Chancelier allemand Gerhard Schröder devenu l'un des dirigeants de Gazprom par la grâce de Vladimir Poutine). Cette petite réflexion pour préciser qu'il vaudrait mieux que les députés européens se concentrent sur le devenir des commissaires européens sortants que sur le passé des entrants.
Il faut d'ailleurs savoir ce qu'on veut. Si l'on ne veut plus de personnalités politiques professionnelles mais des personnalités qui ont déjà vécu la vraie vie sur le marché de l'emploi, il y a des chances pour qu'ils aient travaillé pour des intérêts privés (comme des dizaines de millions de salariés européens), et on ne peut pas leur reprocher de vouloir utiliser leurs compétences acquises dans le privé pour faire de la politique au service de l'intérêt général (ou alors, il faudrait les nommer dans des secteurs où ils sont incompétents, ce qui n'aurait pas de sens).
La nomination officielle de Thierry Breton est loin d'être acquise. C'est ce jeudi 14 novembre 2019 dans l'après-midi que la commission des affaires juridiques du Parlement Européen se prononcera définitivement à l'issue de l'audition de Thierry Breton. Pour l'instant, un vote initial, le mardi 12 novembre 2019 dans la matinée, a validé de manière très serrée le principe que sa nomination ne le mettrait pas en situation de conflit d'intérêts, par 12 voix pour et 11 voix contre. Les députés européens du PPE (centre droit) et de Renew (ex-ADLE, les centristes) ont voté pour tandis que les députés européens de gauche (sociaux-démocrates, écologistes, ultragauche) ont voté contre.
Ce premier vote serré fut conditionné par la promesse de Thierry Breton de revendre toutes ses actions d'Atos et l'engagement de ne pas participer aux décisions qui pourraient concerner cette entreprise qu'il a dirigée pendant plus de dix ans.
Rappelons cet élément : Atos est un groupe qui représente en 2018 un chiffre d'affaires de 12,3 milliards d'euros avec un résultat net de 630 millions d'euros, et emploie 120 000 salariés dans 73 pays. L'entreprise est le leader du cloud, du supercalcul et de la cybersécurité, entre autres.
En acceptant d'être nommé à la Commission Européenne, Thierry Breton n'a d'ailleurs manifestement pas eu une motivation de vénalité, puisque, commissaire européen, il aurait une rémunération dix fois inférieure à ce qu'il gagne actuellement. Le challenge est donc plus politique et personnel que ...pécuniaire.
De plus, Thierry Breton connaît déjà Ursula von der Leyen, alors Ministre allemande de la Défense, lorsqu'il a travaillé avec elle sur la création d'un fonds européen de défense et de sécurité (l'idée étant d'encourager les investissements européens dans ces domaines). Il faisait également partie de la délégation officielle du Président français lors de sa visite d'État à Washington en avril 2018.
La Commission Européenne présidée par Ursula von der Leyen est très en retard dans sa constitution. Elle devait prendre ses fonctions le 1 er novembre 2019 et c'est reporté au 1 er décembre 2019, voire plus tard car au-delà de Thierry Breton, les députés européens doivent aussi approuver la candidate de la Roumanie (qui a un nouveau gouvernement) et surtout, Ursula von der Leyen attend encore la nomination du commissaire européen britannique, nécessaire puisque le Royaume-Uni fait toujours partie de l'Union Européenne et donc, toutes les règles s'appliquent ( Boris Johnson voudrait éviter l'affront d'une telle nomination, du moins avant les élections britanniques du 12 décembre 2019).

Revenons au parcours de Thierry Breton. À 64 ans, c'est un parcours prestigieux de patron du CAC40. Grâce à la force de frappe de son groupe Atos, il n'a pas hésité à voir les choses en grand, avec le lancement, en 2016, de l'ambitieux programme scientifique d'ordinateur quantique, en recrutant des sommités, des physiciens comme Serge Haroche (Prix Nobel de Physique 2012 et Médaille d'or du CNRS 2009) et Alain Aspect (Médaille d'or du CNRS 2005 et Prix Wolf 2010), ainsi que le mathématicien Cédric Villani (Médaille Fields 2010), député de l'Essonne et par ailleurs candidat à la mairie de Paris pour 2020.
Thierry Breton fait partie de ce qu'on appelle les "grands patrons" français. Il a en effet été directeur général de CGI de 1990 à 1993, directeur de la stratégie et du développement puis directeur général de Bull de 1993 à 1996, président-directeur général de Thomson de mars 1997 à septembre 2002, de France Télécom de octobre 2002 à février 2005 et d'Atos du 10 février 2009 au 31 octobre 2019. Il est par ailleurs président de l'Agence nationale de la recherche et de la technologie (ANRT) depuis mars 2005.
Stratège économique, Thierry Breton a été salué par quelques succès. Ainsi, par l'alliance de Bull avec Nec et Packard Bell en 1996, par la grande réussite dans la valorisation de Thomson (valant 1 franc symbolique, il l'a valorisé à 100 milliards de francs en 2002). Chez France Télécom, au-delà d'une politique de réduction des coûts et de réduction de son endettement et de sa privatisation (tout en conservant le statut des fonctionnaires qui y sont employés), il a engagé le groupe dans la voie du futur en développant l'ADSL et la téléphonie mobile, en intégrant Wanadoo comme fournisseur d'accès Internet. Sous sa présidence, en trois ans, l'action de France Télécom est passée de 7 euros à 23 euros. Chez Atos, Thierry Breton a intégré en juillet 2011 la filiale informatique de Siemens, faisant d'Atos "l'Airbus des services informatiques" (par sa coopération industrielle franco-allemande). En mai 2014, il a récupéré Bull et en novembre 2014 la filiale d'outsourcing informatique de Xerox.
Au-delà de quelques distinctions qui ont renforcé sa réputation de grand patron stratège (deux fois présent en 2010 et 2017 dans le top 100 des patrons les plus performants au monde, classé par la Harvard Business Review, prix du Stratège de l'année attribué par "Les Échos" en 2000 et 2012, prix de l'industriel de l'année attribué par "L'Usine nouvelle" en 2016, etc.), Thierry Breton a eu également des activités universitaires : il a présidé l'Université de technologie de Troyes (UTT) de 1997 à 2005. Après ses fonctions ministérielles, il a enseigné un cours de gouvernance industrielle à Harvard (USA) de 2007 à 2009, et depuis janvier 2018, il est président du comité stratégique de Sorbonne Université, l'université qui a regroupé les deux universités parisiennes prestigieuses, Paris-Sorbonne (Paris-4) et Pierre-et-Marie-Curie (Paris-6).
Mais il n'a jamais été prédestiné à cela. Il a toujours eu, également, le virus de la politique. Au début des années 1980, Thierry Breton était même le "poulain" du centriste René Monory, président du conseil général de la Vienne, qui l'a recruté dans son cabinet de Ministre de l'Éducation nationale entre 1986 et 1988, chargé des nouvelles technologies.
Ingénieur Supélec en 1979 (après une prépa à Louis-le-Grand), Thierry Breton a créé une SSII qu'il a dirigée de 1981 à 1986, qu'il a "lâchée" pour rejoindre René Monory dans l'innovant projet du Futuroscope entre 1986 et 1990. On ne s'étonnera donc pas que Thierry Breton fût élu conseiller régional du Poitou-Charentes en mars 1986 pour un mandat de six ans (jusqu'en mars 1992) : il y présida la commission formation pendant deux ans puis fut vice-président du conseil régional présidé par Jean-Pierre Raffarin.
Thierry Breton a aussi commencé à être très connu du grand public dès 1984 (il n'avait que 29 ans) lorsqu'il a publié un thriller traitant du virus informatique, "Softwar" chez Robert Laffont (coécrit avec Denis Beneich) qui est devenu un best-seller mondial (un million et demi d'exemplaires vendus). Dès lors, Thierry Breton fut régulièrement invité dans les médias comme un expert en stratégie technologique (il fut même élu membre de l'Académie des technologies en janvier 2016). Son deuxième ouvrage est un roman de science-fiction "Vatican III" (éd. Robert Laffont, 1985) sur la propagande par satellites. En tout, il a publié neuf ouvrages dont six essais (dont un sur le télétravail en 1993).

Lorsque l'affaire Gaymard a éclaté, à savoir, que le Ministre des Finances Hervé Gaymard, chiraquien plein d'avenir, s'enlisa dans une affaire d'appartement de fonction gigantesque pour sa famille nombreuse (et injustifié), Thierry Breton fut le salutaire "plan B" du gouvernement Raffarin. Ami de Jacques Chirac et proche d' Alain Juppé, il avait déjà été question de le nommer à Bercy dès novembre 2004 lorsque Nicolas Sarkozy devait quitter ses fonctions de Ministre des Finances pour aller présider l'UMP. Thierry Breton fut ainsi nommé Ministre de l'Économique, des Finances et de l'Industrie du 25 février 2005 au 17 mai 2017 (il fut reconduit le 2 juin 2005 dans le gouvernement de Dominique de Villepin).
Comme ministre, Thierry Breton a privatisé les autoroutes de France (suscitant beaucoup de contestation de la part de l'opposition et des élus locaux), a réduit fortement la dette publique en deux ans (66,0% à 63,9% du PIB), réduit le déficit public à 2,9% du PIB, et a commencé l'informatisation des déclarations de revenus (avec des cases préremplies). Moderne, il a créé le 23 avril 2007 l'Agence du patrimoine immatériel de l'État (la première au monde), patrimoine qui a été valorisé à 10 milliards d'euros en 2010 (cette agence avait été préconisée dans un rapport de Jean-Pierre Jouyet et Maurice Lévy en 2006).
Comme on le voit, le CV de Thierry Breton est impressionnant. Excellent à la fois dans la stratégie et dans le management de grandes structures, qu'elles soient publiques, privées ou même politiques (ministères), Thierry Breton a toutes les conditions pour recevoir le très dense portefeuille de la Commission Européenne nouvelle proposé à la France, qui comprend : la politique industrielle, le marché intérieur, le numérique, la défense et l'espace.
Il fallait en effet mettre un politique et pas un technocrate à ce poste. Thierry Breton est un politique par excellence, celui qui regarde loin dans l'horizon du futur. Cette aventure européenne sera un nouveau rôle pour celui qui, en quarante ans de carrière, a occupé des fonctions très diversifiées... jusqu'à jeune romancier à succès ! Un tel profil est très rare en France, celui d'un politique qui a pour formation... ni l'ENA, ni Science Po, ni des études de droit, mais des études ...d'ingénieur. C'est très rare de nos jours...
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Sylvain Rakotoarison (13 novembre 2019)
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Pour aller plus loin :
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8 contresens sur le Brexit.
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Européennes 2019 (7) : panorama politique continental.
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Ce que propose l'UDI pour les élections européennes de 2019.
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Européennes 2019 (4) : les enjeux du scrutin du 26 mai 2019.
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Emmanuel Macron à la conquête des peuples européens.
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Discours de Robert Schuman le 9 mai 1950 au Salon de l'Horloge à Paris (texte intégral).

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