Moches, et alors ? Seule la victoire est belle
Rassie Erasmus est un homme rationnel. Calme, déterminé, il sait où il va et comment. Et à ce jeu, la fin justifie toujours les moyens. La fin – telle qu’elle a été posée sur le bureau d’un Rassie Erasmus prenant la charge de ce qui restait des Springboks au mois de décembre 2017, c’est-à-dire pas grand-chose – c’est de redevenir une Nation de premier plan du rugby international et de conjurer les démons d’un passé chaotique. La fenêtre de tir était limitée : contrairement aux traditionnels longs cycles de 4 ans contre chaque Coupe du monde, Erasmus ne dispose que d’un an et demi (soit une quinzaine de matchs) pour remettre sur pied l’équipe nationale avant la grande compétition au Japon. Une question d’honneur, mais tout simplement une question de vie ou de mort pour des Boks, dont la force de frappe était en train de s’éteindre à petit feu sur la scène internationale, aussi sûrement que le XV de France…
Vu le tableau qu’on proposait à Erasmus, on peut comprendre qu’il est allé à l’essentiel à savoir reconstruire le rugby sud-africain sur ses bases fortes : un rugby puissant, direct où la défense et le jeu au pied sont des régularités pour ne pas dire les traditions culturelles et sportives du pays. Quitte à ce que tout le monde y voit un rugby « moche », minimaliste, formaté… Les conclusions à l’emporte-pièce et les analyses toutes faites ont effectivement eu leur succès à qui voulait décrire le jeu des Springboks au Japon. Pourquoi s’ennuyer à essayer de comprendre un système de jeu quand on peut se servir des étiquettes habituelles réservées aux Boks, rugueux, brutaux, sans allure pour ne pas dire tout simplement débiles ? On a vu toute sorte de commentaires, certains faisant d’Erasmus quelqu’un de « contre le jeu », « contre la progression du rugby », un ancien international français sur Rugbyrama a même dit que le jeu des sud-af était une « négation du rugby ».
Disons déjà une chose : le rugby esthétique qui gagne, ça n’existe pas. On a le droit d’apprécier des beaux gestes, des inspirations individuelles, des chevauchées héroïques mais s’il n’y a rien au bout, à quoi ça sert ? Tout le monde veut voir du rugby spectaculaire mais en même temps tout le monde veut voir son équipe gagner, c’est un paradoxe qui revient sans arrêt. Tout ça ne vaut rien en soit, l’esthétique pure ne marche pas, ce qui est beau c’est effectivement de voir un beau geste amener un décalage menant à un essai et plus loin, à des victoires. Rappelons surtout que même chez les équipes qui ont un gros volume de jeu, qui font des passes, qui déplacent le ballon, ça reste le même sport et au bout des 80 minutes, la logique est la même : gagner. Qu’on le dise une fois pour toute : les All Blacks ont beau jouer un rugby spectaculaire, plaisant à voir jouer, il est sans doute le plus formaté au monde, bourré de gestes répétés à l’entraînement jusqu’à l’écœurement, de structures de jeu machinales et tout ce rugby de mouvement n’existerait pas sans une athlétisation XXL de leurs joueurs. Le professionnalisme est effectivement une machine à broyer tout ce qui relève de l’instant, de l’immédiat, tous ces gestes « naturels ». On peut regretter le temps de l’amateurisme et de l’insouciance mais comment espérer gagner une Coupe du monde sans professionnalisme et sans efficacité ? Ça n’existe pas.
Ce type de considérations, Rassie Erasmus s’en fiche. Ce qu’a fait Erasmus, ce n’est pas moins que créer une machine de guerre. C’est en ce sens que la fin justifie les moyens : pour gagner une Coupe du monde, il faut gagner, c’est tout. Les Boks 2019, c’est d’abord un monstre de résultats. On est passé d’une équipe sud-af extrêmes fébrile perdant en 2016 20-18 en Italie, en 2017 38-3 contre l’Irlande et 57-0 contre la Nouvelle-Zélande à une équipe n°1 mondiale l’espace d’un an et demi. Qui irait lui reprocher de gagner des matchs une année de Coupe du monde ? Son constat sur la Coupe du monde, le type de compétition et le rapport au jeu qu’elle engendre, tous ces paramètres, Erasmus les a déjà anticipés bien avant la finale contre l’Angleterre : « Je ne suis pas sûr à 100% qu’une finale de Coupe du monde se gagne avec un plan de jeu très ouvert et offensif avec de merveilleux essais. Peut-être mais sûrement pas. » Ou sur le début du rugby des années 2000 : « A l’époque, les scores étaient 12-10, 15-12 et le rugby international était comme ça… c’était en principe toujours un ou deux essais seulement. Je ne sais pas si le rugby devrait évoluer comme ça mais c’est clairement là où il va quand on est sous pression ».
Aux esthètes et aux amateurs du beau quoi-qu’il-arrive, on répondra donc qu’Erasmus a aussi fait avec les moyens du bord : l’Afrique du Sud n’a ni les joueurs ni la culture rugbystique pour jouer comme les All Blacks ou même comme l’Angleterre. Rassie Erasmus a donc vite compris avec qui partir à la guerre. Lui et son staff ont trouvé un mélange salvateur entre les différences forces du rugby sud-africain, à la structuration éclatée entre la vielle Europe et le pays : un mix gagnant de vieux briscards, de jeunes excellents en Super Rugby mais toujours en manque d’expérience et de cadres traversant les dernières années du rugby saffie. Plus que jamais le mélange des genres entre le vivier du Super Rugby – une nécessité pour faire progresser le rugby sud-africain – et le réservoir de joueurs en Europe – une autre nécessité, celle de l’expérience et la diversité de jeu – aura fonctionné sous un mandat des Boks. Sans tomber dans l’acharnement à vouloir prendre des joueurs du pays (à l’instar de Ledesma avec l’Argentine) et sans tomber dans la facilité à se reposer uniquement sur des joueurs européens, Erasmus aura fait preuve d’un pragmatisme à tout épreuve. Pragmatisme mais humilité et prise de conscience aussi, car Erasmus sait qu’il fallait faire avec ce qu’il avait : l’Afrique du Sud n’a pas nécessairement le vivier de la Nouvelle-Zélande et de l’Angleterre, et encore moins ses individualités. La réussite est collective, en transformant de bons joueurs en joueurs exceptionnels, en magnifiant le talent de ses joueurs au sein d’une machinerie collective complexe, puissante et adaptable aux spécificités des adversaires du jour.
La défense des Boks à l’œuvre contre l’Angleterre.
Moderniser le défense-pied-occupation : une victoire tactique exemplaire
La grande victoire de Rassie Erasmus, elle est tactique. C’est adapter le traditionnel défense-pied-occupation et le moderniser pour gagner une Coupe du monde dans le rugby de 2019. Et quand on allie cohérence du plan de jeu et résultats, que dire de plus ? Tous les grands coachs sont des génies tactiques et Erasmus en est un. Le plan de jeu est assez simple sur le papier : mettre la pression sur l’adversaire et occuper le camp adverse via un jeu au pied « dans la boîte », exercé par le n°9 Faf de Klerk, prenant 3/4 des coups de pied à son compte, auxquels s’ajoutent les coups de pied en longueur de Pollard ou Le Roux. Là où c’est fort, c’est que ce jeu au pied ne signifie pas juste redonner le ballon à l’adversaire (et donc lui donner gratuitement des ballons de relance), il vise à le récupérer directement, en étant plus court et en faisant monter toute la ligne défensive. Ça se démarque des années 2016/2017 où les Boks prenaient systématiquement la foudre sur turnovers contre les All Blacks ou les Pumas, par un jeu au pied long, passif, un jeu au pied d’occupation peu sophistiqué. Tous les coups de pied sont bons à partir du moment où ils sont suivis et il faut donc comprendre le couple défense/pied comme un ensemble, un tout, que les Boks version Erasmus ont articlé à merveille. Personne n’a réussi à le faire mieux, hormis sans doute le Pays de Galles ou l’Irlande lors de ses meilleurs matchs. A ceux qui voient donc le jeu au pied des Boks comme une relique du passé, il faut comprendre qu’on ne parle pas du même jeu au pied que celui des anciennes équipes sud-africaines. Et concernant la défense, défendre dans le niveau de jeu d’aujourd’hui, vu l’intensité et le rythme qu’on a pu voir dans cette Coupe du monde, ça n’a pas grand-chose à voir avec le rugby des années 2000.
Là où les Boks version Erasmus ont été à l’avant-garde tactique du rugby moderne, c’est qu’ils arrivent à coupler un jeu de pression sans avoir forcément besoin de la possession de balle : 44% contre l’Angleterre, 39% contre le Pays de Galles, 46% contre le Japon, 45% contre l’Italie. On savait déjà qu’il n’y a pas nécessairement besoin du ballon pour gagner dans le rugby moderne mais souvent cela se faisait autrement, sans que ce soit couplé par un rugby de pression, avec beaucoup de jeu au pied, comme les All Blacks qui eux marquent beaucoup sur première main, sur turnovers mais qui a de plus en plus besoin du ballon en réalité. C’est donc ce qui démarque l’Afrique du Sud de l’Irlande ou du Pays de Galles, qui ne savent pas marquer sans avoir majoritairement le ballon, sans imprimer des séquences à plus de 10 temps de jeu ou sur des mauls, du pick and go. Ce sont des cylindrées avec des joueurs moins talentueux en attaque et une animation offensive souvent assez formatée, créant peu de franchissements directs de ligne d’avantage.
En couplant défense de fer et réalisme en attaque, Rassie Eramus peut se garantir de laisser leurs adversaires en-dessous de la barre des 20 points, souvent des 10 et marquent sans trop de problème 1 ou 2 essais. Tout est une question d’efficacité et 2 essais sont largement suffisants dans ce rugby pour gagner à la fin. C’est aussi le résultat d’une variété exemplaire dans l’animation offensive : percussion en première main via De Allende, décalages sur l’aile via Kolbe ou Mapimpi, longues phases via du jeu d’avants, décalages sur des turnovers, etc. Les Boks avant Erasmus marquaient en réalité peu d’essais sur turnovers par exemple : ils ont montré contre l’Angleterre qu’eux-aussi pouvaient utiliser le couloir des 15m et marquer des essais via un jeu de main court et technique, comme les Blacks.
La tactique d’Erasmus est donc simple sur le papier à première vue mais tellement complexe en réalité. Elle renouvelle le classique défense-pied-occupation en apportant des arguments en attaque et sans nécessairement avoir le ballon. Elle s’adapte aussi aux singularités tactiques de ses adversaires et fait varier sa façon de marquer. Erasmus a puisé du bon partout et a créé une machinerie tactique impressionnante, couplant le jeu sur turnover néo-zélandais, le rugby de pression irlandais, la défense galloise et la technique anglaise. C’est le plus complet tactiquement qui a gagné au Japon. Ce qui est fort, c’est que même avec des joueurs individuellement pas si performants que ça (Le Roux, Kolisi, de Jager, Am), le système collectif est suffisamment étoffé pour pallier des méformes individuelles. Pollard lui non plus n’a pas toujours été transcendant, notamment pendant le Rugby Championship. Sur la question du beau/efficace, on répondra que les Springboks font des champions du monde magnifiques parce qu’ils ont su produire un rugby performant, puissamment collectif, capable de gagner contre n’importe qui. Lorsque l’on exécute un jeu au pied aussi bien que De Klerk, que l’on défend comme Du Toit et que l’on percute comme De Allende, c’est beau non ?
Et après ? Jacques Nienaber, tournée des Lions et continuité
Après la victoire en Coupe du monde, le rugby sud-africain va pouvoir enfin se permettre quelque chose qui n’existait plus depuis les années 2007-2009 : la continuité. Essentielle dans le rugby professionnel, notamment au niveau international, la continuité va de pair avec les résultats, le changement est toujours une raison plus ou moins directe de contre-performances chroniques, que ce soit au niveau des joueurs ou des coachs. Les équipes sont en recherche constante de continuité, surtout au niveau de l’ossature de son équipe nationale et de la structuration de l’ensemble de son rugby (clubs, universités, fédération, championnat pro, centres de formation, etc.). La continuité échappe constamment aux équipes mauvaises, forcées d’être dans des logiques court-termistes, et à l’inverse elle structure les choix des bonnes équipes à long terme.
A partir de 2020, la continuité en Afrique du Sud devrait prendre cette forme-là : Rassie Erasmus en directeur général du rugby sud-africain, plaçant très certainement son adjoint de toujours Jacques Nienaber au poste de sélectionneur des Springboks. Si l’on peut s’étonner qu’Erasmus ne prolonge pas au poste de head coach avec les Boks vus ces succès récents, il faut comprendre que sa décision était déjà prise en décembre dernier. Aussi, ce choix des hommes a l’avantage de créer une connexion solide entre les terrains et les bureaux, entre les joueurs et la structuration du rugby dans son ensemble. Ça rejoint dans l’idée un poste qu’Erasmus avait déjà occupé de 2011 à 2016 où il intervenait dans pleins d’équipes sud-africaines de tous les niveaux pour apporter expertise et connaissance en coaching. On revient sur des fonctionnements similaires aux All Blacks, Graham Henry plaçant son adjoint Steve Hansen au poste de sélectionneur en 2012, Hansen lui-même devant lui faciliter le pas à son adjoint d’aujourd’hui Ian Foster. Sauf qu’ici, le choix est fait de conserver Erasmus à un poste de premier plan (et non de le laisser entraîner ailleurs), un poste politique, similaire à celui qu’occupe Serge Simon en France.
Rassie Erasmus et Jacques Nienaber.
Nieanaber – homme de l’ombre du rugby sud-africain – est le bras droit de toujours d’Erasmus et son ami de longue date. Ils se sont rencontrés au service militaire il y a près de 30 ans, depuis ils ont quasiment tout fait ensemble : Free State Cheetahs, Cheetahs, Stormers, Munster, Springboks. La carrière de Nienaber est assez unique : jamais joueur de rugby de haut niveau, physiothérapeute de son état, il exerce à Bloemfontein et commence à travailler pour les Free State Cheetahs (niveau provincial) en 1997. Son apport va en ce sens, il ne touche que progressivement au rugby en commençant à faire rentrer des process de physiothérapie dans les entraînements et les préparations d’avant-match. Il ne s’occupe au départ que de la préparation physique et mentale des joueurs et ce n’est que sur recommandation de Rassie Erasmus qu’il va finir par passer de plus en plus de temps sur les terrains. Ce n’est donc qu’à partir de 2008 sous le mandat d’Erasmus aux Stormers, qu’il s’occupe officiellement de la défense en tant qu’adjoint, poste qu’il occupera successivement aux Stormers donc, au Munster et chez les Springboks. On a donc affaire à quelqu’un au parcours peu habituel pour entraîner les Springboks mais qui a la force de l’expérience, une expertise de la défense, la confiance de ses joueurs et surtout celle d’Erasmus.
Nienaber apparaît comme le grand favori à la course pour la place de head coach et on verrait peu des anciens noms du rugby sud-af de type Heineker Meyer (ex Stade français), Johan Ackermann (Gloucester) ou Johann van Grann (Munster) intégrer la danse, à moins que ce soit en tant qu’adjoints. D’autant que ces coachs sont au moins sous contrat jusqu’à juin 2020 et la fin des championnats européens. La scénario probable – et profitable pour le rugby sud-af – serait donc d’avoir le staff de 2019 reconduit, avec Nienaber donc (head coach), Matt Proudfoot (avants) et Mzwandile Stick (arrières). Là-encore, le grand avantage est tactique : avec un coach de la défense promu entraîneur en chef et les mêmes adjoints aux manettes, le staff devrait reconduire sensiblement le même système de jeu, les mêmes joueurs et ainsi espérer de bons résultats dès le début. Avec Nienaber, c’est l’intérêt d’avoir une équipe dont les succès sont basés sur la défense et sur des fondamentaux solides. Autant faire ce qui marche, non ?
Les enjeux vont venir assez vite pour les Springboks avec une tournée des Lions britanniques en 2021 qui s’annonce dantesque, auxquelles on peut ajouter une opération reconquête pour les franchises saffies en Super Rugby. Les Lions vont venir vite, les Boks n’ont qu’un an pour préparer la tournée (2020), d’autant que la SARU n’a pas réussi à programmer sa tournée de juin contre une Nation majeure, elle devrait jouer uniquement l’Italie ou l’Ecosse. Le prochain Rugby Championship s’annonce trépidant et ouvre un nouveau chapitre de la rivalité Springboks/All Blacks qui sent la poudre… La SARU devrait faire des annonces importantes les prochaines semaines pour le rugby sud-africain. Le temps de redescendre un peu en pression après une folle Coupe du monde et de revenir au pays. Pour l’instant, ça s’agite en coulisses, les coups de téléphone se passent et les connexions se font. En dehors ou sur le terrain, c’est toujours un homme qui sera aux commandes : Rassie Erasmus.