(Note de lecture), Johannes Kühn , J’ai mesuré ma vie à l’aune de l’herbe, par Frédéric Dieu

Par Florence Trocmé

Johannes Kühn ou la joie simple

« L’homme, ses jours sont comme l’herbe » dit le Psalmiste (Psaume 103). Symbole de la finitude et de la précarité, figure de la condition mortelle, l’herbe qui grandit avant de sécher et d’être coupée pourrait être prise en mauvaise part. Elle ne l’est pourtant pas par Johannes Kühn, poète allemand né en 1934 dans le Land frontalier (pour nous) de la Sarre et dont l’œuvre est aujourd’hui largement reconnue en Allemagne (il a notamment reçu le prix Hölderlin en 2004).
L’homme écrit chaque jour trois poèmes, sauf le dimanche, nous disent ses éditeurs et préfaciers. Son écriture manifeste un consentement plénier à cette finitude qu’annonce si bien la fragile beauté de l’herbe. Et ce consentement apparaît finalement plus grand que son objet, comme s’il disait, de la façon la plus humble et secrète, quelque chose d’universel et d’infini. Un abandon confiant à plus grand que soi :
« C’est une telle nature qu’il me faudrait,
herbe rase, j’aimerais l’être,
ayant entière confiance
dans l’aide du ciel
qui jamais ne tarit ».
L’humilité semble être pour Johannes Kühn la condition du poète, au double sens de ce terme : exigence préalable ; état et destinée. Double sens et double conséquence : le poète doit porter son regard et son écriture sur ce qui est humble et ce qu’il voit ainsi, il doit le dire humblement, dans un langage simple.
Cette humilité est sœur de l’étonnement, de l’émerveillement qui invitent à contempler sans s’approprier, à recevoir sans emporter :
« Vous, fleurs au bord du chemin,
vous, toujours menacées,
vous, dont l’éclat me comble chaleureusement

Naïvement je vous honore,
ne vous cueillerai au grand jamais
et resterai un Juste. »
Le poète ne cherche ainsi d’autre gloire que celle des lys des champs, dont l’éclat de la parure est plus riche que celle du roi Salomon disent les Évangiles. Humilité du poète, confessée franchement et gaiement, dans un ton qui rappelle Robert Walser :
« Je lève mon verre
faisant signe de tous côtés,
pour saluer mes amis.
Que l’un d’eux connaisse encore mon nom,
ce serait bienveillance de sa part.
De telles choses, je les dis
en toute modestie. »
Humilité qu’alimente certes la conscience de sa précarité, chaque jour plus vive, l’âge venant. Il y a dans la vieillesse en effet la solitude (« Aucune lettre n’arrive, / des visiteurs qui pourraient se présenter, / peut-être avec des paroles de consolation, / je les attends en vain »). Il y a aussi le constat de sa propre décrépitude (le poète constate que s’il veut danser maintenant, c’est « en faisant s’entrechoquer mes os ») et la proximité de la mort : celle de l’être aimé (Froid, ce mois de mai) et celle qui s’approche du poète comme le chasseur traque le lièvre (Ne suis-je pas semblable au lièvre ?).
Il y a enfin la mémoire des horreurs traversées, comme celle de la guerre :
« J’ai tiré
en vérité sur un étranger,
qui tomba, muet, sans un cri.

me reviennent alors à l’esprit bien des hommes,
que mes coups de feu
ont abattu dans le sable. »
Pourtant, c’est bien l’esprit d’enfance qui souffle sur les poèmes de Johannes Kühn et les traverse. On le voit ainsi, comme un enfant, se réjouir de ses nouvelles chaussures de marche : « Du bonheur rythme mes pas ». L’amour de ce qui est simple et sobre s’oppose chez lui à la défiance vis-à-vis de ce qui est démesuré et qui s’avère d’ailleurs encore plus fragile et périssable. Qui dans sa démesure même porte la promesse de sa chute.
Le poème Le Building, écrit plus d’un an avant les attentats du World Trade Center, décrit ainsi de façon presque prophétique la fin possible d’un immeuble « qui fait l’effet d’agripper le ciel » :
« Sidéré, je me rends à ses pieds,
en maudissant la bombe,
qui pourrait l’atteindre,
me prend alors l’angoisse de la guerre.
Celle qui fait poindre un avion
volant encore plus haut
que ne se dresse le building,
pure frénésie pleine d’un vacarme
de fusée
au ciel de midi. »
C’est ainsi qu’à s’attacher aux petites choses, à dire leur primauté, l’on aiguise son regard jusqu’à apercevoir ce que ne voient pas ceux qui se consacrent aux grandes.
La seule démesure qui vaille et veuille du bien n’est-elle pas celle de la joie ?
« Ma conscience me dit de contempler
cette contrée avec joie,
je n’y applique nulle mesure, ce serait trop,
ou pas assez. »
Frédéric Dieu

Johannes Kühn, J’ai mesuré ma vie à l’aune de l’herbe, L’Échappée belle éditions, 2018, 82 p., 15€
Sur le site de l’éditeur :
La poésie de Johannes Kühn n'est ni abstraite, ni hermétique.Tout artifice, toute affectation lui sont étrangers. Il fait au contraire place aux mots de tous les jours et élargit ainsi le champ poétique. On pourrait lui appliquer la formule de Mireille Gansel, traductrice et poéte : "Savoir remettre ses pas dans ceux qui mènent à la source des choses simples".
Johannes Kühn est né en 1934 à Bergweiler (Sarre) dans une famille de mineurs. Son œuvre poétique est abondante, tardivement reconnue. Il a reçu de nombreuses distinctions, parmi lesquelles le prix H Lenz (2000) le prix Hölderlin (2004).
Vincent Joël est né à Château Thierry en 1944. Il traduit de la poésie allemande depuis plus de 30 ans. Il a notamment traduit Joachim Sartorius, Johannes Kühn, Robert Gernhardt, Peter Härtling, Dieter Gräf, Durs Grünbein, etc...