Le dernier ouvrage de Laurent Gaudé, Nous, l'Europe, banquet des peuples (Actes Sud), devait attirer l'attention des journalistes européens, réunis sous la présidence de Barbara Hendrickx, pour leur Prix du livre. Ce texte en vers (que je n'ai pas lu) reçoit le prix de l'essai.
Côté roman, celui de Jonathan Coe, Le cœur de l'Angleterre (Gallimard), en plein feuilleton du Brxit, avait également de solides arguments à faire valoir. Prix du roman, donc.
Jonathan Coe l’explique dans une note à la fin de son
nouveau roman, Le cœur de
l’Angleterre : il n’avait pas l’intention de continuer la série d’ouvrages
dans lesquels il avait mis en scène les Trotter – le premier, traduit en 2002,
portait pour titre original The Rotters’ Club
(Bienvenue au club en français), le
deuxième semblait boucler la boucle dans Le
cercle fermé (2006). Mais une adaptation théâtrale du premier et un
commentaire chaleureux sur le second ont remis en selle Benjamin Trotter et sa
sœur Lois.
Les circonstances sont aussi celles d’un moment politique singulier :
après la victoire de son parti aux élections parlementaires de 2015, David
Cameron tient sa promesse d’organiser un référendum par lequel la population
décidera de rester dans l’Union européenne ou de la quitter. On sait comment
les choses se sont passées, on sait moins comment elles finiront et on ignore
en général quels ont été les dessous de l’affaire. Peut-on faire confiance à un
roman pour les révéler ? Peut-être pas. On peut en revanche faire
confiance à Jonathan Coe pour en fournir une version comique.
Elle se présente lors d’une des rencontres qu’ont à
intervalles irréguliers Doug, éditorialiste de gauche, forcément de gauche, et
Nigel, d’abord sous-directeur adjoint de la communication dans le gouvernement
de coalition en 2010 puis de plus en plus proche de Cameron. En 2016, la
conversation où ils abordent la question du Brexit vire à l’absurde :
« Je croyais que ça s’appelait le Brixit », dit Nigel en affirmant
que, de « Dave » (Cameron) à tous les membres de l’équipe, ils
utilisent ce mot. Bel exemple d’improvisation politique sur un terrain que le
Premier ministre croit maîtriser alors qu’il n’en a qu’une vision très floue. Il
n’envisage pas un instant que les électeurs puissent décider une sortie de
l’Union européenne. Devant Doug, Nigel se livre à une « logique
acrobatique » d’une confondante légèreté : « C’est un pari, oui,
un pari colossal. L’avenir du pays décidé sur un coup de dés. Dave est prêt à
prendre ce pari et c’est ce qui fait de lui un leader fort et résolu. »
Il y a bien d’autres aveuglements dans Le cœur de l’Angleterre, au plus haut niveau du pouvoir ainsi que,
surtout, dans des sphères privées. Au sein des familles, y compris la famille
Trotter, l’atmosphère est pesante et reflète l’état profond d’un pays où gronde
une colère sourde. Sophie, la fille de Lois, voit ainsi grandir la faille
idéologique qui la sépare de son mari Ian. Elle est mue par de généreux
principes, il s’enferme dans la logique d’un protectionnisme teinté d’un
racisme qui ne se cache plus guère. Au cours d’un repas, Sophie craque :
« Est-ce que tu te rends compte que tu passes ta vie à m’accuser, moi
comme le reste du monde, d’être trop politiquement correcte pour ton goût, ces
temps-ci ? Ça tourne à l’obsession chez toi. En plus, je soupçonne que tu
ne sais même pas ce que ça veut dire. »
Benjamin et Lois, les deux personnages principaux, semblent
se tenir en retrait du débat permanent qui agite la société. Du début, en 2010,
à l’enterrement de leur mère, à la fin, en 2018, ils ont surtout à résoudre
leurs propres contradictions. Elles ne sont cependant pas extérieures au monde
qui les entoure et auquel, qu’ils le déplorent ou s’en réjouissent selon les
cas, ils appartiennent.
Le
cœur de l’Angleterre est
un roman d’une redoutable lucidité. La fiction prouve une fois de plus qu’elle
a les moyens, quand elle est construite par un écrivain de talent, de nous
éclairer sur le présent autant que sur ce que nous sommes. Omniprésent,
l’humour en rend la lecture jubilatoire.