Il faut traiter les choses de l'esprit avec l'esprit, et non avec le sang, la bile, les humeurs.
(…) La critique sans bonté trouble le goût et empoisonne les saveurs.
Joubert, Pensées, t. 2, 1824, p. 128.
Or, selon moi, il n’en est rien pour ce qui concerne le champ de la poésie. Non pas que le poème échapperait à une histoire des écritures qui pourrait s’aborder selon une approche herméneutique, selon une analyse de l’épaisseur historique liée aux évolutions et aux déplacements formels, mais parce que si l’on postule que le poème incarne le geste -la geste- de la «pensée fidèle »(1), il ne peut être approché qu’à travers la rencontre éventuellement conflictuelle entre deux singularités, celle du poète et du lecteur qui l’un et l’autre ont implicitement signé un pacte, celui d’une exigence sensible dans la restitution du monde que la langue de tel ou tel poème exprime, donne à voir et ressentir, pour le moins à constater.
Dans et par ce mouvement duel, peut alors apparaître une pensée, un dépassement puissant des habituels outils ou manières utiles pour affirmer une présence au monde et à soi, donc aux autres, et se produire un déplacement qui laisse derrière soi philologie, philosophie, psychanalyse… toutes voix heuristiques prétendument capables, en se nourrissant du poème, d’en extraire dit et non-dit, non pas pour s’effacer devant un éventuel absolu du sentiment, mais pour revenir sur elles-mêmes et justifier leur bien-fondé, leur légitimité auto-proclamée à tenir un discours sur, pour ne pas dire sûr.
Je ne veux pas entendre par là que le poème, plus encore la poésie, se tiendraient au-delà de tout, formes suprêmes du langage humain. Non, ce serait même quasiment l’inverse : le poème ne doit son existence qu’à la présence de l’autre, ce tiers lecteur qu’il place en situation périlleuse de confrontation émotionnelle.
Ainsi, pour prétendre tenir, produire sous une forme ou une autre, un discours critique sur la poésie, me faut-il oublier dans un premier temps, l’armure savante de mon expérience de lecteur pour saisir la singularité du poème qui m’arrive dans son exception et pouvoir nouer, dans un second temps, une triple articulation pertinente entre ce que m’offrent une page écrite ou une voix, ma sensibilité de lecteur, et ma connaissance du domaine poétique où la rencontre en écoute-lecture se déroule.
Cet abandon premier en forme d’ouverture, de réceptivité accrue au poème qui se présente est un impératif catégorique présidant à toute velléité critique. Rien n’est par ailleurs moins facile que de rester sensible à ce principe d’ouverture à mesure que les lectures s’accumulent et que malgré soi ou non, un goût se forme et parfois s’impose. L’important toujours est de ne pas se laisser formater par un implicite culturel pour ne reproduire dans le propos critique que ce à quoi s’attend le lecteur qui nous demeure fidèle et nous accorde du crédit, parfois même sa confiance. Autrement dit, il convient de se méfier de posséder un style critique identifiable qui masquerait le caractère proprement singulier du poème qui s’écrit et nous parvient.
Si pour Baudelaire, un bon poète contenait un critique, la formule inverse est plus incertaine. D’ailleurs, il est courant aujourd’hui d’exiger du critique neutralité et impartialité, double garantie d’un possible accent de vérité de son discours. Un bon critique n’est pas nécessairement poète certes, mais pour le dire plus radicalement, l’absence d’une sensibilité lucide à la poésie ne peut engendrer, sous couvert d’une impartialité du propos, aucune parole cohérente et attentive à l’objet critiqué. Il est heureux de se souvenir ici d’Henri Thomas poète qui affirmait qu’ « est en dessous du sujet toute critique qui ne participe pas de la poésie même » (2)
L’essentiel, c’est d’avoir conscience de l’espace critique dans lequel on s’inscrit. Nous avons vécu l’époque des avant-gardes du second vingtième siècle où le champ de la critique connaissait d’incessants soubresauts et conflits. Les partis pris étaient fermes et souvent sans concession, les attaques et les ripostes vigoureuses et, paradoxalement, ce qui s’écrivait et s’inventait en poèmes semblait passer entre les saillies de l’artillerie critique qui s’autoalimentait de son assurance, se refermant sur elle-même, allant jusqu’à se persuader qu’aucune production littéraire digne de ce nom ne pouvait être pensée et conçue, pour le moins lue, que sous l’autorité d’une théorie du poétique (3). Une démarche ainsi conduite passait à côté du poème, refusant de prendre en compte son altérité qui, quelles que soient ses sources et l’époque, déjoue dans sa facture même toute soumission, toute adaptation ou réduction à un discours fondé sur des critères de mise en pratique de telle ou telle idéologie ou politique textuelle, comme cela se disait alors.
Le poème est en / à lui-même sa critique. C’est pour cela qu’il est difficile de l’approcher. Les abords possibles sont en effet multiples, à la fois parce que les poèmes le sont dans leur diversité et parce que, de ce fait même, les angles de lecture ne peuvent que diverger. Parallèlement, l’unanimité critique est aussi suspecte que la prétention du poème à saisir et offrir à son lecteur une vision exhaustive de l’être, de la nature, du monde.
L’espace critique n’existe pas en dehors du poème, il lui est consanguin en quelque sorte. Sa réussite se mesure à la qualité des silences qu’il ménage pour laisser sourdre la parole poétique, quelquefois déguisée et rendue opaque par les excès ou les maladresses de l’écriture même du poème.
Donner au poème une puissance contagieuse, instruire sa liberté au-delà de sa forme, est peut-être le seul geste critique acceptable car obéissant à un principe d’ouverture, de sensibilité à une singularité, hors de toute fascination esthétique ou surdétermination du poétique, dans un seul souci d’oblation critique.
Quant à savoir s’il faut tenir un discours critique sur les poèmes qui s’effacent à la lecture, qui s’avèrent ne représenter que la mise en forme d’une hallucination de soi conduisant chez un être à l’écriture d’un poème, sans conscience de l’histoire et du champ poétique dans lequel il prétend s’inscrire, j’aurais prudemment tendance à avancer qu’il convient de se garder de toute position de surplomb évaluatif. Toutefois, rien n’est aussi simple, et se risquer à croiser le fer contre ce qui peut nous sembler « mauvais », au-delà du risque de se tromper, c’est néanmoins défendre l’espace, le territoire où se crée et vit, le plus souvent avec difficulté, ce à quoi l’on tient, les formes et les poètes que l’on soutient et pour lesquels certains tempéraments obstinés essaient avec probité de rédiger l’ « écrit escorte » (3) qui mène humblement une quête poétique vers l’autre-lecteur.
J’écrivais naguère qu’au terme d'une dernière conversation, Franck Venaille concluait d'une voix sereine : « Finalement le poème, c'est quelque chose à quelqu'un ». En serait-il autrement de la critique si à son tour elle procédait elle aussi de l’élan généreux qui place en vis-à-vis le poème et son lecteur ?
Yves Boudier
1. Peter Handke, À ma fenêtre le matin, Carnets du rocher 1982-1987, p. 316, Verdier 2006 : « Au lieu de “critique” dis “écrit escorte” ».
2. Henri Thomas, La Chasse aux trésors, Gallimard 1992.
3. Henri Meschonnic, « Pour la poétique », in Langue française n° 3, « La stylistique », 1969, p. 14-31.