Le monde comme sacrifice

Publié le 12 novembre 2019 par Anargala
Un cycle


Dans le troisième chapitre de la Bhagavad Gîtâ (10-17), Krishna décrit la vie comme sacrifice.

Le sacrifice (yajna) est don. Mais il n'est pas à sens unique. Il est échange, échange entre les hommes et les dieux, principalement à travers le feu. 
Le sacrifice est notre "vache qui exauce les souhaits". Il est la source de notre prospérité. Il est échange, commerce (vyavahâra, terme très riche, qui rappelle que l'existence, en général, est échange).

Or, nous pouvions relier ce qui est dit là à ce qui est dit ailleurs dans le légendaire indien (Purânas, Mahâbhârata, etc.) : le sacrifice mène à la prospérité (shreyas), mais la prospérité mène à l'abondance, à la croissance. Et la croissance des hommes mène au dépérissement de la Terre. Le sacrifice, au sens négatif, implique la destruction de la Terre, de la Déesse-Terre (bhû-devî). Et voilà pourquoi Dieu, le mystère omniprésent (vishnu), doit s'incarner à chaque période de prospérité. Ainsi, quand les démons prospèrent, la Terre sombre dans les eaux et Vishnou doit la ramener, prenant pour cela la forme du sanglier. La croissance des hommes ou des démons est la maladie de la Terre. Le succès mène à l'échec. Telle est la nature des choses. L'ordre lui-même conduit au chaos. Justice et injustice sont parentes.

La vie est un sacrifice entre les hommes et les dieux. Et la Terre en est la victime. 

A un endroit du Mahâbhârata, Krishna affirme que la guerre fratricide du Mahâbhârata, qui va voir presque toute l'humanité s'entre'exterminer, est un sacrifice nécessaire pour sauver la Terre. 

D'un point de vue ésotérique, Krishna est Kâlî, la conscience en tant que Temps, c'est-à-dire comme Mort. "Avec le temps va, tout s'en va"... La conscience est la Mort, qui devient le moyen de vaincre la Mort quand on l'épouse. Accepter ce grand sacrifice est la clé de la libération. Tout est englouti dans le vide infini, instant après instant. Accepter l'évanescence est permanence. Reconnaître la liberté de la conscience (c'est-à-dire l'impermanence) est la parfaite sécurité. Le plein vient du plein, et laisse le plein en plénitude.

La lecture ésotérique (à distinguer de la lecture védântique) du légendaire rapporte tout à l'expérience de l'ici-et-maintenant : les dieux sont les facultés des sens et de l'esprit. Le feu est le désir. En comblant nos sens, les dieux nous donnent prospérité et bonheur (yoga-kshema). Mais ce "sacrifice" du plaisir épuise le corps, qui doit finalement être offert à la conscience comme vide absolu, afin de pouvoir ensuite renaître à neuf, après une nuit de sommeil, au terme d'un cycle de mort ou une destruction cosmique. 

Ainsi le sens profond de la Gîtâ (et donc de l'histoire des hommes) serait de prospérer par le "sacrifice" (c'est-à-dire par la croissance économique, etc.) avant de finir dans un Ragnarök radical. Sur le plan microcosmique, c'est l'état de veille, avec son sacrifice sous forme de perceptions, de pensées, de jouissances, qui s'achève dans la "mort" de l'endormissement, total et incontournable renoncement.

Ainsi la vie est commerce. Le commerce mène à l'assouvissement. L'assouvissement mène à l'usage, qui use, et qui lui-même exige la mort. Laquelle est la précondition de la renaissance. Pas de printemps sans hivers. La conscience (l'expérience, ici et maintenant) est profusion, car elle est vide, plus vide que le vide cosmique : un tout qui n'est rien, qui peut tout devenir parce qu'il n'est rien. C'est aussi la condition humaine et la dignité de l'homme, l'essence même de la culture. Par où l'on apercevra, peut-être, l'inépuisable richesse de la grande histoire du Mahâbhârata.