Gemma en pierre précieuse
Avoir pour sujet les tombes et en particulier une tombe, en faire le but d’une promenade régulière au cimetière de Grinzing à Vienne (« un pacte intime et solitaire ponctuellement renouvelé ») et en faire un livre, voilà qui est déjà bien original. Mais Gemma Salem ne fait jamais les choses comme tout le monde, sa vie, de comédienne à écrivain, entre autres, ayant parcouru le monde et ses livres (romans mais aussi livres sur Schubert et déjà, Thomas Bernhard) en témoignent.
Au cimetière de Grinzing, LA tombe, n’est-ce pas celle de Mahler ? Si, d’ailleurs elle finit par lui concéder une rose, au passage, à force que son for intérieur lui en donne l’orde (« a rose fort Mahler »), mais bon, le plus aimé c’est lui, Thomas Bernhard, qui inspire ce nostalgique et pourtant fougueux Où sont ceux que ton cœur aime (Arlea).
Ce n’est pas une interrogation, comme on peut le voir, puisqu’elle ne ponctue pas. C’est donc une sorte de remarque pour soi, tard dans sa vie.
Au cimetière, fleurs, objets sont posés, changés, parfois ridicules, toujours touchants, depuis trente ans que Gemma Salem vient sur cette tombe. Évocation, souvenirs, les derniers jours de l’écrivain, et puis, en quelques années sa décision à elle de tout quitter, famille, amis, monde intellectuel, pour aller vivre, libre, solitaire mais aussi très seule. Elle y retrouve aussi, comme partout, la mondialisation : « Pourquoi est-ce toujours le moche qui l’emporte ? »
Il, c’est Il avec un grand I, c’est Thomas Bernard, l’irréductible autrichien (marque de fabrique de l’Autriche concernant ses écrivains), l’objet de ce sentiment si profond qu’est la fidélité. Ayant quitté finalement Paris pour Vienne, non loin de ce cimetière, loin de tout – elle est née à Antioche - et loin de tous, Gemma Salem, fait sa promenade. Le corps malmené par l’âge et quelques excès, proteste. Le cœur, même irrégulièrement, continue de battre. Ce n’est pourtant pas Thomas Bernhard le premier élu de son cœur, c’est Franz Schubert. Franz c’est l’élu de l’enfance, à laquelle on reste fidèle toute sa vie. Thomas, c’est l’élu du reste de sa vie, et celui auquel on pense : an denken, penser à, qui est aussi andenken se souvenir. Elle (Elle, qui ne pourra dire je qu’à la toute fin du livre, un « je t’embrasse dans le cou » adressé à Franz Schubert, aussi malicieux que tendre) dit peu de choses de sa relation avec lui, cela les regarde, ce n’est pas ce qui compte.
Le ton de Gemma Salem n’a pourtant rien de révérencieux, ni ses actes. A sa façon, elle est bien une « autrichienne » dans le genre irréductible, même si elle se sent le cœur et l’esprit français (la naturalisation lui a été refusée, allez comprendre la bêtise administrative), jetant à chaque passage un bouquet de fleurs en plastique mise sur la tombe d’une jeune fille parce qu’elles ne lui plaisent pas, saluant « Karl » et « Maria », voisins de « Thomas », ne parlant à personne, tournant en dérision les gerbes de fleurs « gouvernementales » pour les anniversaires à deux chiffres. Aimant ceux qui se mettent « à l’écart » comme dit Walser, encore un qui te retourne le cœur, Modigliani, Bruno Schulz ou Cioran, Beckett et même Gainsbourg, fanfaron et enfantin.
Gemma Salem fait aussi son autoportrait en creux. Que dit-on de soi quand on parle des autres est également toujours le sujet silencieux de ce type de livre. Aussi lucide, peu amène, pudique et émouvante quant à elle-même, ses choix, le corps qui vieillit, Elle observe l’enthousiasme qui a plus de mal à monter, même en écoutant une musique que l’on aime, le pardon qu’on aimerait encore pouvoir demander en pensant à ceux que l’on a pu blesser,
Dans « gemme » on entend « j’aime » puisque le cœur de ceux que l’on aime, c’est notre cœur.
En couverture, une photo de Thomas B qui sourit légèrement, il est assis sur un banc dans une cour d’école peut-être, derrière lui des enfants rigolent, complices.
La belle collection « La Rencontre » dirigée par Anne Bourguignon aux éditions Arlea, compte un petit bijou de plus, tellement plein de charme, de liberté et de solitude :
Une rose thé que Gemma Salem dépose, esprit frondeur et main délicate, sur la tombe de Thomas B.
Isabelle Baladine Howald
Gemma Salem, Où sont ceux que ton cœur aime, coll. La Rencontre, Arléa, 2019, 100 p., 16€.