(…) permettez-moi d’abord de m’attarder encore sur ce sourire, c’est peut-être une manie de ma part, mais je pense que c’est parce qu’il était si fragile et si fugitif qu’il mérite d’être décrit. Nous qui l’avons vu, comment pourrions-nous oublier le sourire pas du tout naïf, très vigilant au contraire, déterminé et désarmant, de ces volontaires du service d’ordre qui se trouvaient au matin du 4 novembre 1989 autour de l’Alexanderplatz, avec leur écharpe orange bien en évidence sur laquelle on pouvait lire : PAS DE VIOLENCE, tandis que se mettait en mouvement l’interminable cortège de la manifestation — en souriant ! je le jure ! — et que sur l’Alexanderplatz commençaient à se rassembler des foules de bonne humeur. Un petit mot s’imposait à vous : « souverain », un de ces mots venus d’ailleurs qui sont le plus étrangers à notre chère langue allemande. Le peuple comme souverain. LIBERTÉ ÉGALITÉ FRATERNITÉ. (…) tant de journalistes ont pu dire au cours des mois qui ont suivi : Quelle naïveté ! Quelle méconnaissance des réalités !
Sûrement. Les banderoles et les affiches de ces gens qui pendant cette journée-là au moins se sentirent vainqueurs — leur sourire était aussi un sourire de victoire sceptique et inhabituel — sont entre temps recouvertes de poussière, dans une salle de l’ancien arsenal bouclée à double tour, et lorsqu’un an plus tard exactement une partie de ces gens-là, petite mais non négligeable, s’est rassemblée à nouveau sur l’Alex, ils avaient compris qu’ils étaient les perdants et, sur l’une de leurs banderoles où figuraient les devises de la Révolution française, le mot LIBERTÉ était suivi d’un point d’interrogation, mais ÉGALITÉ et FRATERNITÉ demeuraient des revendications encore non satisfaites.
Extrait de Adieu aux fantômes, de Christa Wolf, traduction Alain Lance (Éditions Fayard)