(Note de lecture), Je me souviens doit être dit comme je t'aime, de Marcel Migozzi, par Eric Eliès

Par Florence Trocmé

Ce petit recueil, divisé en trois parties, bruisse des rumeurs d’une vie. Les poèmes, émaillés de repères chronologiques parfois d’une très grande précision (l’Occupation, l’écrasement de la Hongrie en 1956, la guerre d’Algérie, etc.), brassent le souvenir des personnes et des lieux aimés. La vie fut parfois matériellement difficile, notamment au temps de l’enfance, mais même si l’amertume des épreuves et des déceptions, qui laisse au cœur des regrets, ne peut être totalement effacée, seul l’amour, au final, mérite d’être célébré dans ces poèmes qui mélangent, jusqu’à l’identification, les verbes « aimer » et « se souvenir ».
L’amour ici est un élan vital, qui pousse à l’engagement, davantage qu’un sentiment purement affectif. Même si, dans sa grande encyclopédie des poètes du vingtième siècle, Robert Sabatier a sans doute exagérément insisté sur la dimension sociale d’une poésie de «poète-ouvrier », Marcel Migozzi a épousé les causes idéologiques du siècle et a milité avec ferveur (au nom d’une trinité Révolution / Amour / Poésie) pour l’avènement d’un monde plus juste et plus fraternel. Mais la réalité des grands combats politiques n’est pas à la hauteur de l’amour humain :

Dans l’automne pluvieux de 56
Ses mains tachées par le rouge de l’encre
Et de la Hongrie étranglée
Le Maître ne peut oublier la pluie
Et son rideau de fer

ou encore :
Odeur de la ronéo
Pour un journal d’utopie
On en est revenus défaits
J’oublie – j’essaie
Je vais dans mon jardin
Les rosiers sont abandonnés
Les fruitiers emplis de consonnes dures
Se plaindre à qui
Avec ces raisins noirs de la profanation
Dans la gorge la vie – est devenue si lente
N’en savent rien les camarades morts
 
Au-delà des rêves teintés d’utopie, ce sont les petites actions du quotidien qui émergent comme des repères et suscitent des sourires réciproques comme quand le poète, qui fut maître d’école, croise ses anciens élèves devenus adultes ou se souvient de ses premiers textes, écrits sur la table de la cuisine et chargés de ratures. La deuxième section du recueil (intitulée « Rencontres sans rendez-vous ») est une suite de petites vignettes d’instants présents saisis sur le vif au jardin, dans la rue, sur la plage un dimanche d’été, etc. S’y énonce l’aveu de la beauté du quotidien, qu’on néglige au lieu de la célébrer et d’en jouir autant qu’il le faudrait :
Tout ce monde du peu
en morceaux d’ordinaire,
Mais la grâce accordée à la matière et nous
Indifférents à ce butin (quels cons).
Et c’est le corps – surtout le corps de la femme aimée – qui culmine comme un amer de beauté et aimante le désir, ancrant le poète dans un monde sublimé par une présence charnelle où le poète reconnaît à la fois un autre et un double de lui-même :
L’autre chair, la même
Ce souvenir d’un corps canon
Qui tonnait dans la chair,
De ces mains folles, déléguées
Par un corps insatiable
Pour connaître l’autre chair,
La même

Mais le corps vieillit… Le passage du temps est au cœur de la poésie de Marcel Migozzi. La mémoire et la poésie restituent des instants de vie dans leur intensité vécue, souvent presque douloureuse car se souvenir suscite aussi un sentiment de perte, que ce soit par le constat de la transformation des lieux où nous avons vécu ou par la confrontation avec la mort des êtres chers. Le vieux village du Cannet, juché sur une colline en surplomb de la petite ville où Marcel Migozzi réside, symbolise cette distance entre passé et présent.
Les ormes du vieux village sont morts
comme les hommes au travail
sous le merlin des heures
Il y a maintenant sur la place un microcoulier
trop jeune pour s’en souvenir

Le recueil s’achève ainsi sur l’évocation des amis disparus, à la fois nostalgique des liens d’amitié et cruellement lucide sur le flétrissement inéluctable de toute vie, comme dépérissent les fleurs déposées sur la tombe d’un cimetière. Plus que la mort elle-même, c’est l’usure et le vieillissement (le regard qui s’éteint, les os qui saillent, etc.) jusqu’à l’agonie du corps que le poète redoute et conjure par le recours au poème, qui tente de ressusciter, comme une sorte de Résurrection profane, la présence charnelle des êtres aimés :
Dans vos prénoms, vos corps veillaient
Puis ont vieilli.
Ne vous enfantent plus.
Mais le dernier de vos silences
Ne peut rompre les liens qui vous attachent
A nos paroles.
Je vais vous rappeler par vos diminutifs.    
Eric Eliès

Marcel Migozzi, Je me souviens doit être dit comme je t’aime, Editions Henry, 2019, 80 p., 8€ ?  

Voir aussi dans l’anthologie permanente de Poezibao des extraits d’une autre parution récente de Marcel Migozzi, Rouge convalescent suivi de L’invisible donation.