Quant au choix des mots, t’as pas vraiment le droit de te tromper, le repentir n’est pas prévu dans le contrat, de mot en mot qui tombe il y a le risque du mot mal tombé,…(chapitre 95), et, dans la même liasse, mais un peu avant, le 87 : Ce ne sont jamais des notes négligentes ou provisoires, elles sont définitives, comme ça & pas autrement, je n’ai ni le temps ni la patience de fignoler…L’écrivain sait-il ce qu’il fait ? Le doute est permis, le doute est emporté avec la fuite du temps. Lambert Schlechter fait le mur, brique à brique, par « à-côtés », accotements, juxtaposition de notations. Cette disposition lui permet de concentrer son attention sur l’étrangeté innocente d’une phrase, sa beauté ou sa cocasserie. Et la phrase ainsi « neutre », ne visant pas une cible, touche, elle est touchante. Ainsi de cette phrase reprise, et qui sera élue pour donner son titre au livre, Je n’irai plus jamais à Feodossia. N’étant plus au service d’une narration mais posée dans une logique indiscernable, cette courte phrase solitaire s’étend comme une steppe, et fait vibrer le temps, futur, passé, présent.
Quant à la règle, pour être strict, il vaut mieux en avoir plusieurs, non par esprit de contradiction et révolte contre quelque droiture que ce soit, mais pour de toutes banales raisons pratiques…(chapitre 79, dans la 3ème liasse de la première partie de l’ensemble). Lambert Schlechter a en effet plusieurs règles (comme, encore, Pascal) et il en use avec malice. Je le suspecte de s’être reconstitué une bibliothèque abondante (il cite Pavese en anglais) après celle qu’il perdit dans l’incendie qui ravagea sa maison. La flamme et ses retours, donc, Schlechter connaît. Il connaît aussi la bibliothèque : Ils ont une frénésie du livre, mais qui n’est pas vraiment frénétique, c’est qu’il n’y a qu’un seul livre, alors que leur livre c’est des dizaines de livres…(chapitre 57).
Claude Minière
Lambert Schlechter, Je n’irai plus à Feodossia, proseries, Le Murmure du monde / 9, Tinbad, 2019, 230 p., 22,50€.