Rodolphe Christin, sociologue et auteur, a publié en 2010 un ouvrage critique sur le tourisme. Son travail, prémonitoire au regard du grand public et des critiques récentes à l'encontre du tourisme, rejoint des analyses plus anciennes qu'il a enrichies de ses propres expériences et réflexions. Initialement édité chez Yago, son ouvrage, nommé Manuel de l'anti-tourisme connaît un bel essor depuis 2017 et sa réédition enrichie chez l'éditeur canadien Ecosociété. L'avantage de son ouvrage (et de son auteur) est qu'il ne fait pas dans la demi-mesure ! Il frappe fort et interpelle notre communauté sur le caractère parfois absurde des activités et des justifications touristiques institutionnelles et privées. Tout le monde est concerné, l'habitant loueur de son hébergement étagement. Sans adhérer à tout son propos richement documenté et très finement écrit (l'humour est présent), j'ai trouvé passionnante la lecture de son livre, que je vous recommande. Voici un entretien que j'espère tout aussi intéressant avec Rodolphe Christin alors que résonnent à nos oreilles les propos de l'ami Paul Arsenault lors des ET 15 à Pau et que s'accumulent articles et commentaires critiques fondus dans le même moule. Voici une parole intéressante, autonome et forte. Très bonne lecture.
FP : Pourquoi l'exploration, qui guidait le voyage, a-t-elle été dépassée par l'exploitation engendrée par le tourisme ? RC : Voici une vaste question. Pour esquisser une réponse trop sommaire, disons qu'en tant que " structure anthropologique de l'imaginaire ", pour parler savamment comme l'anthropologue Gilbert Durand, le voyage, en tant qu'intention, voire de pulsion, est probablement immémorial, inscrit dans la psyché d'homo sapiens. Bien entendu ses formes ont changé au cours des siècles. Aussi a-t-il habité l'esprit des chasseurs-cueilleurs, des religieux, des militaires, des commerçants, des anarchistes, des marins, des bandits, des artisans laborieux, des aristocrates oisifs, des scientifiques, des artistes, des journalistes et des... touristes. S'il a pu être inspiré par l'envie de découverte des espaces géographiques et culturels extérieurs, avec son corollaire l'exploration intérieure, ou même la démarche initiatique qui associe le changement de cadres existentiels à la transformation de soi, le voyage était toujours une expérience rare. Rare dans la vie d'un individu, d'où sa charge existentielle, purement qualitative, mais aussi rare d'un point de vue quantitatif : une expérience réservée à quelques-uns. Dès lors que le voyage, devenu tourisme, est entré dans une logique économique animée par la recherche de croissance et de profit sans limites, la dimension quantitative a pris le dessus. Et cela n'a rien à voir avec un quelconque processus de " démocratisation ", comme on l'entend trop souvent, lequel n'a rien à voir avec l'accès à la consommation. Il faudrait aussi évoquer la révolution industrielle, avec l'expansion du salariat comme condition sociologique, puis les congés payés, qui ont permis, à cause de la marchandisation du temps libre, l'émergence d'un secteur économique à part entière, vers lequel tout, ou presque, converge : le tourisme. Les technologies ont permis d'adoucir les conditions psychologiques et physiques du déplacement pour le rendre attractif, car le tourisme exige des normes de confort, d'hygiène et de sécurité acceptables par la clientèle. Le marketing fait le reste.Une soupape de sécurité
FP : Lors des crises économiques de ces dernières décennies, l'OMT a indiqué la force du développement touristique et son rebond garanti, en évoquant sa force propre et le fait que le besoin de vacances et de tourisme fait partie de nos société. A-t-on réellement besoin de vacances, de voyages, du tourisme ? RC : Ce besoin, comme vous dites, est une construction sociale et historique. L'économie touristique, alimentée par des flux extérieurs aux territoires d'accueil, est en réalité fragile : elle dépend de conditions aléatoires. Cela est d'autant plus préoccupant que le tourisme, quand il étend son emprise sur une société, met tous les pans de l'économie sous sa dépendance. Un grain de sable dans le système le fait trembler tout entier. Soulignons au passage les faillites spectaculaires que le secteur connait depuis quelques mois et qui commencent à montrer au grand jour sa fragilité et la concurrence impitoyable qui le mine. Ensuite, il faut poser un constat de nature plus anthropologique : ce " besoin " de partir en vacances révèle un mal-être, la difficulté de la vie ici, un quotidien de plus en plus insupportable qui fait du départ une soupape de sécurité : on part pour oublier le monde plus que pour le découvrir.Une économie inégalitaire
FP : La Tunisie, 9 millions d'arrivées internationales, vit en partie du tourisme. Mais ses nappes d'eau souterraine sont très sollicitées et l'on observe des infiltrations d'eau salée. Depuis 30 ou 40 ans, l'Etat évoque le tourisme en espace rural pour offrir de nouvelles sources de revenus aux campagnes et à leurs acteurs économiques : comment conjuguer la fin du tourisme et le maintien d'activités locales utiles pour tous ainsi que l'emploi ? Le tourisme contribue à l'épuisement des ressources. Envoyer des gens se divertir et prendre trois douches par jour dans des lieux marqués par la sécheresse n'a évidemment pas de sens. Disperser le tourisme pour déconcentrer les flux ne règle aucun problème. Cette stratégie est un artifice dont la finalité est de développer encore davantage le tourisme en multipliant les points d'attraction. Or la création d'infrastructures contribue à l'artificialisation des territoires et, d'une certaine manière, à leur stérilisation. Imaginer la fin du tourisme (exercice de science-fiction fort utile) permettrait peut-être de retrouver des activités locales utiles pour tous. L'emprise touristique détruit ces activités au détriment de l'autonomie des sociétés. Or l'économie touristique, dépendante de flux exogènes, est intrinsèquement fragile. De plus, dire que l'économie touristique enrichit tout le monde est faux. Elle engendre aussi beaucoup d'inégalités et de précarité, même si, dans l'histoire des territoires, (en montagne notamment) elle a permis à un moment à des individus de diversifier leurs activités. Il n'est cependant pas question de refaire l'histoire, mais d'imaginer un futur le moins catastrophique possible. Il se pourrait qu'un jour notre mode de vie dévastateur soit considéré comme un crime contre l'humanité, et contre la non-humanité également. FP : Faut-il revenir à des voyages en rêve ? Faut-il tendre à envisager le voyage en réalité augmentée comme des start-up s'y emploient ? A revenir à un point d'équilibre entre "l'organisé et l'inorganisé" que vous évoquez ? En rêve : pourquoi pas ? Je vous rappelle que nous sommes biologiquement équipés - gratuitement - pour rêver sans avoir recours à la technologie. La technologie réduit notre potentiel humain, elle ne le développe pas. Par exemple recourir systématiquement à l'information météorologique tue l'intuition météorologique que nous développons à force d'être dehors, d'observer et de sentir notre environnement. Le problème se tient dans la logique de substitution qui transforme l'aide en addiction, lorsque la technologie remplace notre capacité à faire, penser, rêver par nous-mêmes, plutôt qu'elle ne la complète ou la stimule comme le faisaient les anciennes techniques de divination. FP : Que serait un contre tourisme ? Comment le nommer et le définir ? Par quoi remplacer dans la société le tourisme dont l'existence sert à "insufler de l'air dans les rouages" ? Un contre tourisme consisterait à se sentir bien chez soi, en accord avec son voisinage, engagé dans un mode de vie épanouissant et convivial. On voyagerait lorsqu'une impérieuse nécessité se ferait sentir plutôt que par conformisme consumériste. FP : Il y a-t-il selon vous réellement une chance que l'on puisse évoluer dans des espaces ouverts à la surprise alors que les gouvernements s'engagent dans la reconnaissance faciale, dans la surveillance tous azimuts des citoyens et de leurs pérégrinations ? RC : Dans un tel monde les chances se réduisent de jour en jour. Mais par définition la surprise sait nous surprendre. Donc elle reste possible, pour le meilleur et pour le pire, car les surprises peuvent être bonnes ou mauvaises. FP : Que pensez-vous de l'initiative du Manifeste du tourisme bienveillant (et durable) de la région Auvergne Rhône-Alpes ?RC : C'est d'abord un bel outil de communication et de marketing. Il a le mérite de signaler à quel degré de cynisme le secteur est parvenu et comment il tente de se blanchir au regard de ses acteurs et à celui du public, ou plutôt de la clientèle. Rien de nouveau sous le soleil car nous savons aujourd'hui que le " durable " n'a rien transformé en profondeur. C'est étrange que personne ne s'offusque de ce genre de contradiction : vouloir se hisser dans le Top 5 des destinations européennes d'ici 5 ans tout en déclarant vouloir aller au-delà de l'économie, de la croissance, de la recherche de profits. La seule explication qu'il me semble possible de trouver à la production de telles sottises serait celle de l'aveuglement fanatique. Sinon c'est de la propagande pure et simple, dans sa forme la plus grossière.
François Perroy est aujourd'hui cofondateur d'Agitateurs de Destinations Numériques et directeur de l'agence Emotio Tourisme, spécialisée en marketing et en éditorial touristiques. Il a créé et animé de 1999 à 2005 l'agence un Air de Vacances. Précédemment, il a occupé des fonctions de directeur marketing au sein de l'agence Haute Saison (DDB) et de journaliste en presse professionnelle du tourisme à L'Officiel des Terrains de Camping et pour l'Echo Touristique. Il écrit par ailleurs des ouvrages et articles techniques sur le tourisme ainsi que des créations plus personnelles. Contact : fperroy at etourisme.info (cette adresse apparait en clair pour éviter les robots)