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(Note de lecture), Johnny Onion descend de son vélo, de Paol Keineg, par Gérard Cartier

Par Florence Trocmé

Oignons sive poème

Paol Keineg
Les Johnnies étaient ces petits marchands de Roscoff qui parcouraient à vélo les routes d'Angleterre et du Pays de Galle, vendant ici et là les oignons suspendus en tresses à leur guidon. Les derniers colporteurs sont descendus de vélo il y a cinquante ans : Paol Keineg se glisse dans la peau de l’un d’eux et se souvient. Voilà pour l’argument – à quoi ce recueil est loin de se réduire.
Johnny Onion, le héros, est une sorte de Socrate chagrin qui fait de tout, du vif hier comme du triste aujourd’hui, des routes avalées sous la pluie aux adolescentes mystérieuses d’un théâtre de verdure, la matière de petits contes philosophiques ou moraux, sans morale explicite, ni philosophie, des fables minimes où l'animal est l'homme. Onion est flanqué d’un compère, Lakez Du (« laquais noir », en breton, dit la machine à traduire), lui aussi ancien colporteur, à l’esprit limité et aux rêves étroits, qui joue le rôle du naïf. Onion pratique avec lui une maïeutique étrange, qui accouche d’une sagesse désabusée – ou qui reste inachevée.
Les poèmes les plus développés sont de petites mosaïques faites de quelques tesselles sans rapports apparents (ainsi, dans l’un des tout premiers, apparaissent successivement les œufs de la merle, de la fauvette et de la buse, puis les filles à la messe, la mort inadmissible, les bannières de la Saint-Yves, les couleurs libres…), mais qui consonnent secrètement. Bien que d’une écriture parfaitement claire, ils conservent donc une part de mystère – ce qui est presque l’essence de la poésie. D’autant que Paol Keineg est l’adepte d’un genre de métaphore assez particulier, qui ne transporte pas un objet vers un autre (on trouve rarement chez lui ces rapprochements inattendus qui faisaient les délices des surréalistes), mais qui procède par généralisation – ainsi de la religion et du travail de la terre : « sans les enchantements de la métaphysique / ils auraient désespéré de la physique ». Le poème passe donc sans cesse de l’expérience du monde la plus concrète, la plus ordinaire, aux idées abstraites et à l’inconnaissable.
Johnny Onion, donc. Le lecteur n'est pas dupe. Onion est un nom commode pour dire je sans verser dans ce dont Keineg se méfie plus que tout : l'épanchement lyrique. L’avant-dernier et long poème, Vita brevis, est donc une surprise car, malgré la tenue de la langue et le recours au il, il s’agit bien une confession (« il prend de plus en plus congé du monde »). Le contraste avec les pages qui le précèdent n’est pourtant qu’apparent, de pure forme. Tout le recueil baigne dans un même désenchantement légèrement sarcastique (« triste autant qu’Ovide sur les bords du Pont »), qui semble s’accroître de livre en livre. À l'évolution du monde et au « déclin du matérialisme historique » – dont beaucoup, décidemment, ne se remettent pas – s’ajoute à présent le sentiment de l’âge et du congé inéluctable. La révolte juvénile transparaît encore ici ou là (ainsi du dernier poème, qui tresse l’anglais et le breton : pas un mot en français…), mais elle s’est changée, pour l’essentiel, en mélancolie.
Si le poète se fait marchand d’oignons, c’est, semble-t-il dire, qu’un poème ne vaut pas plus qu’eux ; que malgré sa prétention à l’universalité, il n’en a pas même l’absolue vérité : « on finirait par croire que la vérité / est compagne de la poésie ». Je me garderai bien d’aller au-delà de ces notes, par crainte de tomber dans les excès raisonneurs des « disséqueurs de sonnets et de sansonnets, / les spécialistes outillés de T. S. Eliot et d’Ezra Pound » – que l’auteur connaît bien pour avoir été, quarante ans durant, professeur de littérature aux États-Unis.
Le livre refermé depuis plusieurs semaines, le souvenir en persiste, comme un parfum. J’ai gardé en mémoire, en particulier, le poème Hamlet au hameau (les anglicistes noteront le court-circuit dont il est né), des vers magnifiques qu'on voudrait savoir par cœur :
Le crâne de lapin que je réchauffe entre mes mains
ne fait pas de moi un Hamlet,
et moi qui ai vendu mes oignons au porte à porte
par les hamlets et par les grèves,
je n’ai jamais compris la question :
to be or not to be,
et quand je posais des questions au sujet de la question
les gens dans les pubs me répondaient :
nous non plus (en vrai ils disaient :
don’t even brother).
C’est ce qu’il y a de beau dans le mystère,
on n’y comprend rien.
Quoi qu’il en dise, Johnny Onion est heureux
qu’un mystère reste un mystère.
Pas d’explication.
Il regrette de n’avoir jamais poussé son vélo
sur les routes pourries du royaume de Danemark.
Ce qui confirme ce que beaucoup savaient déjà : Paol Keineg est l'un des meilleurs poètes d'aujourd'hui.
Gérard Cartier
Paol Keineg, Johnny Onion descend de son vélo, Dessins de Sébastien Danguy des Déserts, Les Hauts Fonds, 2019, 100 p., 18€.


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