De quoi parle George Oppen ? De ce qui l’étonne. Et ce qui l’étonne est de l’ordre du visible. Ce visible, s’il n’est pas l’essentiel de la poésie objectiviste à laquelle appartint le poète américain, demande à être enregistré. À la semblance d’un dictaphone, la réalité vue par le poète vient, comme dictée, s’inscrire sur la page du poème ; elle découpe dans l’espace, d’où sa proximité également possible avec la photographie, un instant, une scène, une situation. L’originalité de l’objectivisme n’est pas le souci d’une fidélité à la réalité. Il est la capacité du poème d’inviter à voir dans l’épicentre d’un instant le poème en train de s’écrire. Il établit une pensée dans un mouvement, souvent au sein du « quotidien », par la recherche d’une formulation qui puisse offrir une intelligibilité des choses, donner mots comme on donne vie aux manifestations de la vie. Toutefois le poète objectiviste dans sa traversée du monde se méfie de sa propre individualité. Il récuse l’élan affectif, la célébration même lapidaire, et surtout l’imitation d’un ton trop ancien pour n’être pas idéologique. Ces formes d’appréciations, de considérations, de la réalité font le poème objectiviste, qui s’avère d’auteur en auteur une matière très variable dans ses énoncés puisqu’à la scène palpable, charnelle, présente et présentée par le poème, peuvent succéder une vision, un souvenir ou une méditation ; tout élément observé, ou remémoré, s’affranchit souvent de ladite scène pour exprimer, ou croiser, une pensée du monde. Oppen a mené cette entreprise hautement sensible avec une concentration extrême des matériaux, enregistrant avec pudeur, témoignant sans excès, méditant dans une ouverture continue. Chez lui, la conscience du politique ne repose jamais sur une appropriation confortable du sujet. Ce volume, intitulé Poèmes retrouvés, permet de découvrir une part retranchée de la poésie dite complète, grâce à un manuscrit de jeunesse réapparu, des poèmes, souvent parus en revues et écartés de Poésie complète, ainsi que des notes des dernières années rassemblées par l’épouse du défunt, Mary. Cette part mise à distance, par les circonstances ou d’éventuelles réserves sur certains poèmes, offre une lecture de ces poèmes inédits ou rares en bordure de l’existante, qu’il s’agisse des premiers poèmes comme de plus tardifs repentirs. Le poème Les Phonèmes (années 1950-70) exprime clairement une intention à l’œuvre : « Les poèmes sont trop volontaires / Comme si je devais toujours / Me représenter intérieurement la chose, jongler / Avec ce que j’ai sous la main, à quoi bon toutes ces inventions / Alors que je pense simplement aux rives, aux silhouettes / Des hommes et des animaux / Sur les rives silencieuses. » Tenir à distance du poème sa propre inclination, enclose dans l’auteur, à révéler son intériorité : voici la seule vérité nécessaire quand le poème naît d’une observation ; elle se dit dans ces vers par un glissement qui éloigne le poids du visible pour la nécessité d’enregistrer, avec cependant le fait de penser (« aux rives, aux silhouettes ») en vue d’un rapport à l’humain comme à l’animal et, plus magnifiquement encore, le désir d’approcher – par et dans le poème – un espace qui à la fois éclaire et trouble (« les rives silencieuses »). Ainsi, même dans un cadre urbain, parmi la ruche humaine, la poésie objectiviste n’est pas le souci d’une énumération d’éléments concrets, mais bien une tenue, et davantage : une retenue, de l’écriture comme de « l’homme-poète », afin d’offrir une possibilité d’ouverture maximum (comme en photographie) du poème. Dans la réalité se côtoient, se combattent, s’entremêlent, et parfois s’annulent, de multiples réalités, pareilles à des niveaux de conscience ; ils ont leur poids, tout comme ils permettent d’entrer dans des formes de suggestions, des rêves, des vapeurs. Cette pensée, poèmes de jeunesse comme ceux de la maturité, s’appuie de même, d’où son aboutissement me semble-t-il, sur une élasticité du propos, qui n’est pas seulement la justesse du dire, la retenue du poète, mais plutôt une façon de jouer avec un point de vue, d’éloigner des jugements, de manifester un refus des analyses, des conclusions. Triomphe dès lors une humanité, qu’elle soit épanouie ou hagarde, tout autant qu’une question du « nous » : George Oppen, poète, tente d’être sans complaisance au milieu des siens, et ne perd jamais de vue le désir d’une appartenance plus vaste, d’une conscience collective. Dans un de ses poèmes de jeunesse, l’Américain l’affirme (le poème Sémantique, des années 1950-1970) : « Il y a un seul mot / que chacun a le devoir / De définir pour lui-même, le mot / Nous ». De même, dans le troisième des 21 fragments, datés du début des années 80 et laissés à sa mort, Oppen écrit (tout simplement là aussi) : « Nous ne savons pas vraiment de quoi / est faite la réalité ». C’est bien au-delà de l’aveu, ou du constat. Oppen écrit au sein d’un mobilité de la perception, de l’éveil des sens, avec le désir de ne jamais « fermer » le poème, de lui permettre d’être la possibilité d’un accord, malgré des violences sociales clairement énoncées. Dès lors, le poème agit dans l’esprit comme des portes battantes, donnant à voir, dévoilant, révélant. Ce volume écrit à travers le temps nous aide à mesurer, du jeune homme (dont le premier poème essaie de montrer la naissance de l’enfant à l’imitation de la naissance du poème) à l’homme adulte (malade et approchant la mort) qu’une verticalité de la réalité existe, prête à se faire entendre. Elle invite à un maniement des mots qui n’ignore jamais la musique, et à une certaine idée de la fraternité humaine dont le poème serait à la fois l’enregistrement et l’enjeu, et qui ne se départira jamais concernant Oppen des profondeurs d’une vie amoureuse. Fragment 22 : « La poésie est le mot qui se mue en musique ». Non pas le chant, le péan, non pas un lyrisme nouveau comme un vieux vin, non pas l’intériorité à force de cris et de fureur, non pas l’aphorisme au bout du poème à se passer comme une bague au doigt, plutôt la réalité, l’étonnante réalité, au sujet de laquelle il est difficile de conclure, sauf d’en dire qu’elle permet par le langage de la raconter dans ses diversités, ses errances, ses chances, et connaît même une seconde vie par le poème, sa force d’incertitude, sa redoutable évidence.
Marc Blanchet
George Oppen, Poèmes retrouvés, Traduction Yves di Manno, Coll. Série américaine, Corti, 2019, 150 p., 19 €
Extrait :
« Le vieil homme… »
Le vieil homme
Dans le miroir
Me fait
Sursauter
Mais le jeune homme
Sur la photo
Est encore plus étrange.
Poèmes retrouvés, p. 98
Sur ce livre, on peut lire aussi la note d’Auxeméry.
Voir aussi le site de l’éditeur, où l’on peut lire un autre extrait, et d’autres, encore, dans l’anthologie permanente de Poezibao.