La république des sourds
La véritable critique poétique se joue donc dans les revues ; elle est le fait des poètes eux-mêmes, qui, comme disait Montaigne, passent ainsi leur temps à « s’entregloser ». Ce phénomène n’est pas neutre : faute d’un regard extérieur, d’un arbitre (hors peut-être l’université, mais la plupart des professeurs spécialistes sont eux-mêmes auteurs de poésie désormais), une critique par les pairs se trouve toujours soumise aux effets des relations humaines, des amitiés comme des cousinages esthétiques. Je ne crois pas les poètes de ce point de vue plus compromis que d’autres écrivains. Une récente relecture du Journal de Matthieu Galey m’a montré les écœurantes complaisances et renvois d’ascenseur entre les romanciers des années 1970-1980. Parce qu’elle ne constitue pas un enjeu économique, la critique poétique est même en partie délivrée des abjections financières qui sous-tendent le tout : du moins sa mansuétude est-elle le fruit d’affinités – ou de l’espérance d’une réciprocité, mais dont les effets sont si dérisoires qu’on les observe avec au moins autant de pitié que de dégoût. Sans doute quelque X peut-il rendre compte du dernier chef d’œuvre d’Y en songeant qu’Y sera ainsi tenu de rendre la pareille… Nous avons tous croisé de ces auteurs chétifs et vinaigrés, furieux de l’absence de tout retour sur leurs écrits : mais leur hargne avoue tant de fragilité qu’elle mêle à son ridicule beaucoup de pathétique. Bien des poètes n’attendent pas de la critique une réflexion serrée, mais une manifestation de leur existence. L’indifférence de la société à leurs travaux explique leur demande d’enfants criant dans le noir : elle peut émouvoir, rapportée à l’injustice qui consacre tant de pages vaines à des livres vides, tandis que leurs efforts sont constamment négligés.
C’est d’ailleurs cette surdité sociale qui éclaire l’abondance des critiques positives. Face au silence en matière de poésie, quand on a la chance de disposer d’un peu de place, on peut hésiter à consacrer des lignes à autre chose qu’au salut que méritent des textes partout ailleurs négligés. Prime alors l’admiration, qui n’est pas un mauvais guide. Pour ce qui me concerne, la régularité de la chronique (une à chaque numéro d’Europe), et le nombre considérable de signes attribués (15000 !) permettent d’ouvrir la critique à plus d’une tonalité : l’éloge peut s’accompagner de réserves, d’interrogations, voire laisser la place à des contestations. Mais les tentatives de susciter une réflexion collective sont vite renvoyées à leur vanité. Ainsi par exemple avais-je cru en mai 2017 poser quelques questions assez précises concernant Un nouveau monde, l’épaisse anthologie d’Yves di Mano et Isabelle Garron publiée chez Flammarion : peut-on écrire l’histoire de la poésie depuis les années 1960 en s’en tenant aux auteurs qui débutent alors ? Cette question de méthode renvoie à deux conceptions antagonistes, qui me paraissent décider (bien mieux que l’ancienne opposition surjouée entre « lyrisme » et « antilyrisme ») des esthétiques d’aujourd’hui, selon qu’elles conçoivent la littérature comme un héritage, ou comme une table-rase générationnelle. Ecrit-on avec le passé des formes, ou contre lui ? Ce n’est pas tout à fait rien. Il n’y eut nulle réponse, mais, par ricochet, un témoignage, selon lequel il aurait été dit qu’« on se doutait que Barbarant n’aimerait pas ». C’est un peu mince. Mais cela en dit assez long sur la possibilité, en critique poétique, d’ouvrir aujourd’hui un débat.
Olivier Barbarant