HIER, AUJOURD’HUI, DEMAIN AVEC GRÜNBEIN
Presque un chant est une anthologie poétique qui couvre neuf recueils sur une période allant de 1988 à 2017. Les traducteurs, Fedora Wesseler et Jean-Yves Masson, ont pris soin, dans une présentation, de situer l’auteur. Grünbein, né en 1962, en RDA, à Dresde, est le témoin lucide des mutations politiques et esthétiques à partir des années 1980. Son regard sur la fin de la RDA et sur la remise en cause ou en tout cas l’érosion des certitudes humanistes en fait un témoin privilégié qui a renouvelé profondément la manière d’envisager l’engagement en poésie. Il ne s’agit pas d’un engagement hugolien ou résistant – tel que nous pouvons le connaître en France. Il ne s’agit pas non plus d’interroger le devenir-poème de la langue allemande, comme Celan a pu le faire. Il s’agit de montrer le monde d’aujourd’hui, un aujourd’hui qui n’est certes pas vierge mais qui reste vif et que le poète saisit et interroge.
Zone floue le matin, le premier recueil de 1988 semble partir de notations minimes qui imposent un cadre au réel. L’éclatement de la phrase ou de la répartition des mots sur la page conduit à percevoir le monde, dans sa tristesse, sa finitude et son ennui. C’est d’ailleurs dans ce recueil que se trouve le poème qui donne son titre à l’anthologie. On peut, notamment, y lire ceci : « l’automne c’est un / scintillement de goudron sur les toits et sur / les branches un réseau de fissures / imperceptibles, traces de / la pluie de cendres à travers les / reflets sales / du bruit (c’e.-a.-d. seulement / quand tu es mal bien sûr). / Sinon / ça aussi sans doute ça ira. » (p.24). Se rencontrent une détermination à dire la tristesse et une pudeur pour en exprimer le lyrisme. Cet entre-deux est déjà le signe du mélange qui participe à l’élaboration même de la poétique de Grünbein, et qui n’exprime pas uniquement l’horreur du monde de la RDA, mais une sorte d’élégie du contemporain.
Avec Leçon crânienne (1991), la forme plus resserrée, voire plus classique, accompagne une sorte de contrepoint à la réunification allemande. Sans doute, un vers extrait des « Sept télégrammes » qui ponctuent les étapes de ce moment historiques précise-t-il le point de vue de Grünbein : « Lentement, les horloges accélèrent, chacune à une allure différente. (p.33). Ce sont bien les inégalités que la fin du XX a fait croire, après l’écroulement du bloc de l’Est et, bien évidemment, sans nostalgie, de la part du poète.
Avec Plis et replis (1994) et D’après les satires (meilleure traduction que celle proposée dans le volume de 2013), c’est la question de l’humanité qui entre en jeu. Parce que « Enfin tous les voyageurs errants sont morts » (« Alba », p.53). La coexistence des spectres historiques vient tisser le présent à un futur dominé par une sorte de vide ou de chute à travers les âges. Peut-être, Grünbein y dessine-t-il avec force le sens de son lyrisme : « Là dehors, tout est trop puissant pour moi. / Même de l’œil à facettes de la plus minuscule mouche / Émane la destruction. » (« Ostrakon Dresde 1284, p.92).
Ce lyrisme voisine avec ce que Gide nommait l’inespoir. Il aboutit ensuite à une écriture plus distanciée. Les traducteurs soulignent que le titre du recueil La nuit figurée (Erklärte Nacht) procède d’une « déformation parodique » du roman de Dehmel qui inspira l’œuvre de de Schönberg, La nuit transfigurée (Verklärte Nacht). Les souvenirs d’enfance viennent y côtoyer une « Fantaisie sur les latrines publiques ». Et le poème « La nuit figurée » d’interroger la poésie : « Des mélodies que chante la mortalité./ Un guide de voyage – le meilleur – pour l’exode hors de la nuit humaine. » (p.105). Est-on, alors, si éloigné d’une réécriture du Anywhere out of the world ?
Du vaste recueil, Strophes pour après-demain (2007), l’anthologie propose 28 poèmes. La distance et le sarcasme avec l’Histoire et avec le présent, déjà bien en place dans Zone floue pour nommer indirectement l’univers de la RDA, se font sentir ici avec une acuité encore plus forte. Ainsi, par exemple, d’un poème intitulé « Fusées sous l’empyrée » qui brosse le portrait d’un philosophe comme une sorte de « clown qui bluffe en présence du tigre » et qui quitte la scène (le monde), peut-être sous les applaudissements de celles et ceux qui l’écoutent mais faisant disparaître la réflexion, comme si celle-ci était devenue vaine : « Tandis que les Idées s’éteignent dans l’humidité de la nuit en faisant pschitt. » (p.132).
Dans la folie du présent, la pensée occidentale est mise à distance comme pour mieux saisir les errances qu’elle souligne. Et la distanciation de franchir encore un pas, avec les poèmes extraits de Colosse dans la brume (2012). Le début du premier poème retenu pour cet ensemble résume l’esprit de ce que Grünbein écrit : « La lune inonde la chambre de sa lumière. Rien n’est réel. / Chaque instant est insondable, le monde / Un colossal écho dans le labyrinthe des sens. » (p.151). La contemporanéité semble nous confronté à un monde qui échappe, qui perd ses repères. Et le poème « Théière et kakis » confirme tout cela, en s’achevant par un tercet qui évoque des vieux maîtres japonais qui ne « peignaient plus, / À l’époque du Tout est mort, que l’inanimé : / Des tasses et des parents. Cela suffisait. » (p.163). Quoi, donc, pour aujourd’hui, alors ?
Viennent ensuite 14 poèmes de Cyrano ou Le Retour de la lune (2014). Ils sont d’abord placés sous le signe de penseurs, de savants, de philosophes qui ont étudié la lune, mais ils font également apparaître des poèmes ou des personnages mythologiques. Endymion, par exemple, « vit avec la porte grande ouverte, incognito, tourné vers tout. » (p.194), tandis que Rabbi Levi – qu’on connaît aussi sous le nom de Gersonide, penseur, scientifique et commentateur de la Bible au tournant des XIIIe et XIVe siècles – constate que « Cette lumière de paisibles heures lunaires n’habite plus à présent / Que dans des peintures. » Il y a d’ailleurs une superposition des significations qui souligne la polyphonie du poème. Rabbi Levi, en en effet, est un cratère lunaire, ainsi nommé en souvenir de Gersonide.
Bougies d’allumage (2017) rappelle l’engagement de Grünbein : c’est une sorte de fidélité au monde qui se résume dans l’oxymore du poème « L’humaniste misanthrope ». (p.211)
On l’aura compris Grünbein se situe dans la lignée de Heiner Müller, ce que les brillants traducteurs ne soulignent peut-être pas assez dans leur présentation. Il ne fait pas seulement le procès de l’Histoire de l’Allemagne après la Deuxième Guerre mondiale, il jette un regard vivant, parfois cru, sur le monde qui sans cesse court à sa fin. La poésie, pour Grünbein met en évidence – la « Note sur moi-même de 2012 qui clôt l’ouvrage le confirme – la nécessité de faire face au monde. « Elle éduque celui en qui elle s’éveille à résister en permanence au fatalisme des faits, et par là, elle est plus politique que toute politique. » (p.219).
Alexis Pelletier
Durs Grübein, Presque un chant, poèmes choisis par l’auteur, traduits de l’Allemand par Jean-Yves Masson et Fedora Wesseler, Gallimard, Collection « Du monde entier », 2019, 240 pages, 23€
Extraits
ARRIVÉE ATLANTIQUE
Me voici sur la plage armoricaine
ARTHUR RIMBAUD
Quand le gris et le blanc commencent à dominer dans
Le plumage, quand les mouettes et les hirondelles de mer donnent le ton
Qui découpe les airs et annonce la fin des terres,
Là où un hôtel, battant pavillon comme un navire, trône au bord des falaises.
Quand au plus profond des cellules du corps des souvenirs primitifs s’animent –
Souvenirs d’espaces bruissants, d’utérus, de nautiles, d’un temps d’avant tout temps.
Quand on supporte mieux le vent à ras de terre, son arôme d’iode
Et de neige salée, en faisant le flétan. Quand les cheveux
Entourent les tempes, comme le varech les parois des quais,
Et que le cœur dans la cage thoracique, sous la pression, devient un mollusque,
Alors, mon ami, tu y es.
La mer n’est plus loin.
Ici cesse l’angoisse, la cohue de la terre ferme, le cauchemar statistique.
Ébouriffé par le vent comme l’inconnu brun de Caspar David Friedrich ;
Le front tourné vers les eaux, dos au continent,
On jette un long regard là-bas où rien ne bouge, sauf le gris glacial –
Ombres d’essaims de harengs, tankers, torpilles, abstract art.
Et on ne reprend ses esprits que grâce à tout ce qu’on connaît
Comme sa propre main dans l’obscurité.
La surface des jetées
Là-bas, ces brise-lames héroïques (chacune pourvue d’une longue barbe d’algues),
Le phare et le môle, ultimes frontières techniques,
Captent le regard. L’oreille n’enregistre plus qu’un rire dément :
C’est l’Être qui se vautre en riant dans la présence et l’absence.
(Colosse dans la brume, pp.171-172)
L’HUMANISTE MISANTHROPE
Le cerveau est un grenier, n’est-ce pas ?
Le cerveau garde le cap, peu importe ce qui arrive, ou qui gouverne.
Le cerveau connaît d’avance chaque danger nouveau.
Je m’étais promis de ne pas sombrer. A présent,
Me voici parvenu au point où abondent les faiblesses.
Elles se déchaînent, cherchent de la compagnie, luttent de façon très familière
Pour être reconnues – comme des enfants quémandant des bonbons.
Tentative d’autodescription : tu es
Misanthrope par sociabilité, humaniste par solitude
Aucun questionnaire ne peut te cerner. Toi-même tu parviens à peine à comprendre
Que tu sois là, en pleine folie – le plus souvent au mauvais endroit.
Le cerveau n’est pas un bunker, mais dehors c’est la guerre
Pour tout ce qui est démesuré : la foi, le bonheur des deux sexes, l’argent.
Le cerveau ne se calme jamais, il ne cesse de protester et de faire des procès.
(Bougies d’allumage, p.211)