J’aurais pu vous parler des splendeurs des matins
arraisonner le ciel mettre l’aube en bouteille
agencer à ma guise un nuage en château fort
créer un temps de fête où flamboient des baisers
D’un seul battement de cœur j’aurais pu vous porter à ne plus concevoir
la vie dans ses vérités propres
à manger les fruits d’or d’une saison céleste
inventer une mer où tremblent à l’infini des feux inexprimables
J’aurais pu par ma voix étoiler des nuits pâles
entretenir le vin des délices aveugles
bâtir un pays rose où des femmes de gemme lissent leur chevelure
à l’encens de la lune
J’ai tout un atelier où des ornements sont rangés pour un cortège fabuleux
avec l’écho des cymbales le jour brûlant des pierreries la turbulence des couleurs
et des peuples pleins de foi qui roulent comme des vagues aux fêtes d’eau
Si j’appelle mes mots à vous rouer de vertiges ils viendront par brassées,
comédiens fabuleux d’un théâtre féerique,
changer les fleurs de la passion en paupières d’anges soûles
et jouer de la flûte à des soleils décapités
Mais mon rêve se glace comme un caillot de sang
car quiconque dans la nuit pleure sur la ville et sur son cœur
saigne en moi
Quiconque n’a pas de feu pour grandir son amour
le protéger contre l’oubli contre la mort
s’éteint en moi
Quiconque attend vainement quelqu’un pour aimer ou pour lutter
et sans sourciller remonte sa montre
espère en moi
Alors
sans à-peu-près et sans ambages
cassant l’aile au lyrisme des natures mortes et des vertiges
je proclame l’urgence de la poésie comme témoin à charge
dans ce procès permanent des hommes
contre l’Homme…
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René Philoctète (1932-1995) – Le Petit Samedi Soir (1975) – Poèmes des îles qui marchent (Actes Sud, 2003)