Pourquoi parler aujourd'hui du Prix Goncourt ? D'une part parce que dans quelques jours, le Goncourt 2019 sera désigné et aussi parce que j'avais envie de parler du premier Goncourt antillais, René Maran.
René Maran reçu le prix à une époque où dans le microcosme littéraire, un écrivain antillais, c'était plus que rare.
Pour rappel le prix Goncourt sera proclamé la veille, le 4 novembre 2019. Le jury du prix Goncourt a dévoilé dimanche à Cabourg (Calvados) les quatre finalistes du plus prestigieux des prix littéraires du monde francophone, qui sera décerné le 4 novembre à Paris.
Parmi les finalistes figure la romancière belge Amélie Nothomb, dont le roman Soif (Albin Michel) caracole en tête des meilleures ventes de livres depuis plusieurs semaines. Elle devra se confronter avec Jean-Luc Coatalem (La part du fils, Stock), Jean-Paul Dubois (Tous les hommes n'habitent pas le monde de la même façon, L'Olivier) et Olivier Rolin (Extérieur monde, Gallimard).
L'écrivain antillais reçu son Prix Goncourt le 14 décembre 1921 à 34 ans avec son roman Batouala. Lequel décrit, du point de vue d'un chef traditionnel, la vie d'un village en Oubangui-Chari, en Afrique-Equatoriale française.
Un Prix qui allait faire couler beaucoup d'encre de haine.
Histoire de l'Homme:
L'auteur de "Batouala" a été oublié pendant plusieurs décennies. Il s'agit de René Maran, écrivain d'origine Guyanaise, né en Martinique en 1887 (plus précisément dans le bateau qui conduisait ses parents vers l'île des Antilles françaises). Il devient administrateur colonial en Oubangui-Chari en 1912. Son père, fonctionnaire lui aussi, est en poste au Gabon.
L'homme se retrouve alors dans la difficile position du Noir devant faire appliquer les règles coloniales auprès de la population locale. Son apparence physique le rapproche des indigènes d'Oubangui-Chari, sa langue et sa culture sont bien sûr celles d'un jeune homme français bien éduqué.
Il fait même partie d'une certaine élite, après des études au lycée Michel de Montaigne à Bordeaux (il y est escrimeur et joueur de rugby), puis des études supérieures à Paris. Pourtant, l'homme porta un regard bienveillant sur les indigènes et son approche ne fut pas aveuglée par l'écart considérable entre leurs modes de vie.
Son roman:
Son roman rompt les codes, tout d'abord parce que les personnages principaux sont des Africains, chose très rare dans la littérature de cette époque (et des siècles précédents !).
Batouala est le chef d'un village Bandas. Il mène une vie traditionnelle, rustique et harmonieuse, mais depuis peu fortement perturbée par l'arrivée des Blancs et de leurs miliciens. Sur fond de colonisation, une rivalité amoureuse prend forme entre lui et un jeune et beau guerrier, Bissibi'ngui, dont l'objet est sa seconde épouse, Yassigui'ndja.
Ce qui choqua lors de la parution du roman, c'est que l'écrivain ne portait aucun jugement de valeur quant aux mœurs des indigènes. Il se contentait d'une peinture naturaliste et précise des us et coutumes qu'il avait observés, faisant fi de toute réserve ou pudeur. Dans la préface, l'auteur met en exergue sa volonté d'objectivité. Aucune réflexion personnelle, encore moins une proclamation de la "supériorité" de la civilisation européenne, pilier du discours colonial depuis le début de la IIIème République.
C'est le premier Prix Goncourt attribué à un écrivain Noir. Mais la publication du "véritable roman nègre" (sous titre de l'ouvrage) n'est pas sans conséquence personnelle pour l'auteur. Après une violente campagne de presse, l'administration coloniale le pousse à démissionner et la diffusion de son livre est interdite en Afrique !
Encore plus que le récit, c'est la préface qui fit scandale en 1921. René Maran y dénonce certains excès du colonialisme, la famine qui est masquée par les autorités, les mensonges du discours colonial officiel, la civilisation forcée (avec le cinglant "Tu bâtis ton royaume sur des cadavres"), l'alcoolisme et le carriérisme de certains colons qui conduit à de nombreux abus, dont les populations Noires sont victimes. Ce qui fut dénoncé en son temps par Savorgnan de Brazza.
Des Bandas d'Oubangui-Chari participèrent quelques années après cette publication, de gré ou de force, à la construction du Chemin de Fer Congo-Océan. L'auteur note en 1937 que suite à la parution de Batouala, une mission d'inspection fut envoyée au Tchad en janvier 1922 : "Elle aurait dû enquêter, c'était même son plus élémentaire devoir, sur les faits que j'avais signalés. Le contraire se produisit. Ordre fut donné de porter ses recherches ailleurs." Si les signaux d'alarme tirés par quelques uns avaient été entendus, le drame de la construction du Congo-Océan, et ses milliers de morts, aurait-il pu être évité ?
René Maran fit un constat amer et lucide "Dix-sept ans ont passé depuis que j'ai écrit cette préface. Elle m'a valu bien des injures. Je ne les regrette point. Je leur dois d'avoir appris qu'il faut avoir un singulier courage pour dire simplement ce qui est". C'est toujours d'actualité !
René Maran a été considéré par la suite comme un précurseur du mouvement littéraire et politique de la "négritude". Ses enfants de plume, Léopold Sédar Senghor (1906-2001), Aimé Césaire (1913-2008) et Léon-Gontran Damas (1912-1978) le citeront comme référence. Pourtant, l'auteur ne se reconnait pas forcément dans ce mouvement anticolonial et craint à travers le courant de la "négritude", l'émergence d'une autre forme de "racisme". René Maran écrit alors : "Il n'y a ni Bandas, ni Mandjias, ni Blancs, ni Nègres ; - il n'y a que des hommes - et tous les hommes sont frères". Idéal confraternel toujours difficile à atteindre... Proche de Félix Eboué, avec lequel il partagea les bancs du même lycée, René Maran en publia une biographie à la fin de sa vie. Il est également l'auteur de nombreux poèmes et de livres où les animaux d'Afrique sont très présents.
L'an dernier, le prix Goncourt avait été décerné à Nicolas Mathieu pour Leurs enfants après eux (Actes Sud) et le Goncourt des lycéens à David Diop pour Frère d'âme (Seuil).
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