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Et si Soif recevait le Goncourt, comme cela se murmure de plus en plus à quelques jours, à quelques heures de la proclamation, est-ce que ce serait un scandale ou une consécration méritée ? Ni tout à fait l’un, ni tout à fait l’autre. Plutôt une utilisation consciente de la notoriété d’une autrice bien installée dans le paysage éditorial – non seulement par sa régularité mais aussi par ses chiffres de vente – pour renforcer la notoriété d’un prix littéraire prescripteur, quoi qu’on dise de sa baisse d’influence. Ce serait de bonne guerre. Ce serait par ailleurs opportun. Beaucoup de lauréats ont été primés (à l’usure ?) pour un livre faible après que le jury Goncourt avait manqué le chef-d’œuvre et ce ne serait pas le cas d’Amélie Nothomb : Soif est un roman audacieux et réussi. Audacieux, car la romancière s’attaque à un sujet de taille, connu, archi-connu, dont il n’y a plus rien à dire même s’il s’écrit encore de nombreux livres sur lui. Jésus, d’accord, on l’a déjà rencontré, l’image est familière, l’histoire aussi et la croix pèse encore sur notre société qui ne s’en remet pas de l’avoir découpée en morceaux sacrés comme une marchandise – tandis que les marchands du Temple avaient provoqué le courroux divin, ou semi-divin, tout dépend de la croyance de chacun. C’est lui (Lui ?) qui parle : « J’ai toujours su que l’on me condamnerait à mort. L’avantage de cette certitude, c’est que je peux accorder mon attention à ce qui le mérite : les détails. » N’est-ce pas là-dedans que se cache le diable, au fait ? Mais, comme le dira Thérèse d’Avila, citée par Jésus sous la plume de Nothomb qui n’en est pas à un anachronisme près : « Je crains moins le démon que ceux qui craignent le démon. » Même pas peur, donc. Beaucoup de déceptions, en revanche. Il a fait des miracles en croyant faire le bien, soulager des malades, nourrir les affamés, tout ce que vous savez. Et, au procès, les bénéficiaires de cette magie bienveillante défilent comme témoins à charge. « Les trente-sept miraculés ont déballé leur linge sale. » On ne peut décidément compter sur personne : « aucun des miraculés n’éprouve pour moi la moindre gratitude, au contraire, ils me reprochent amèrement mes miracles, même les époux de Cana. » Il préfère se souvenir de la joie qui régnait ce jour-là, de sa mère « pompette, et cela lui allait bien. » Jésus n’a pas de rancune et encore moins de haine, on s’y attendait un peu. Toute l’histoire aurait l’air d’une farce s’il ne mourait à la fin. Le contraire d’une surprise. Mais il y a la soif, thème majeur que désigne le titre, obsession du Christ sur la croix qui en vient à être vaguement soulagé par un mélange d’eau et de vinaigre. La soif étanchée est pur plaisir, même dans le pire moment d’une existence terrestre : « C’est la preuve que je suis sauvé : oui, au degré de douleur où je suis arrivé, je peux encore trouver mon bonheur dans une gorgée d’eau. » Amélie Nothomb avait préparé le terrain (aride, le terrain, dans une région du monde qui n’a pas été choisie au hasard : « Il me fallait une terre de haute soif ») : « Aucune jouissance n’approche celle que procure le gobelet d’eau quand on crève de soif. » Amélie Nothomb nous abreuve d’une eau vive qui pétille d’intelligence et de finesse. En effet, ça fait du bien.