Alors que l'écopoétique, qui retenait à peine l'attention hier encore, devient une mode universitaire, souvent complaisante, molle et confuse, la parution de deux ouvrages de Kenneth White permet de rappeler et de souligner plus que l'actualité, la radicalité critique du projet géopoétique dont il trace les lignes de force et définit les contours depuis plusieurs décennies.
La parution, en édition bilingue, de Mémorial de la terre océane (Mercure de France) et celle de Thoreau compagnon de route (Le Mot et le reste) ne concèdent rien à l'air du temps. Pour qui connaît l'œuvre de White, le contraire eût été surprenant. L'actuelle prise de conscience du saccage écologique planétaire ne lui est certes pas indifférente, bien au contraire, mais il y a loin de cette prise de conscience inquiète à l'ouverture d'un espace de vie et de pensée. " Pour ma part, écrit l'auteur de L'Esprit nomade, des Lettres aux derniers lettrés ou d' Une stratégie paradoxale, essais de résistance culturelle, je reste fidèle à la Terre, convaincu que cette situation extrême peut être le lieu d'une activité de l'esprit à la fois plus large et plus fine. "
Recueil de haut vol, Mémorial de la terre océane s'ouvre magnifiquement sur une dépression tempétueuse, lieu inaugural de l' opus poeticum, et se referme sur un rêve hyperboréen, " là-haut en Alaska " : " ici nous ferons battre le tambour du temps ". Les poèmes " Lettre à M. Whitehead ", " Dans l'archipel ", " Sanctuaire ", " Dans l'Altaï ", " Sur les traces de Nietzche " ou " L'itinéraire du cap Leucate " ponctuent les trois " Livres " de cet ouvrage pérégrin déployant, texte après texte, un " savoir sensible ", une écriture qui suit " les rythmes de la Terre, les lignes, parfois continues, parfois brisées, du monde ".
" Quel langage
un tel esprit peut-il inventer
quand il se parle à lui-même ? "
soit à l'heure émeraude précédant l'aurore
ou par les nuits d'étoiles filantes
pas seulement un langage " poétique "
mais un langage affranchi
bondissant et spontané
mêlant silences et sonorités
qui rassemble une complexe multiplicité
en une nouvelle unité.
(" Sur les traces de Nietzche ")
Aigu, hauturier, géopoétique et " océano-graphique ", ce Mémorial va au plus vif : " cosmologie ", " littoralité ", " écriture " en traduisent le mouvement. White recueille et conserve, consigne et rassemble, tient registre et relate les faits du monde. " Arpenteur des brumes de l'espace et du temps ", il prend note, restitue, commémore : le vol des oiseaux, le mouvement des marées, " le silence massif du roc ", les noms et les lieux, la carte et le territoire. " Trouver une terre ferme et pouvoir dire enfin : ceci est réel ", écrivait déjà au XIX e l'auteur de Walden.
Car la parution conjointe de Thoreau compagnon de route n'est sans doute pas fortuite. Reprenant quelques-uns des essais sur cet " homme du dehors " qui parsèment son œuvre (le premier a paru en 1978, le dernier en 2018), White expose en un volume tranchant son long cheminement avec cette figure intègre pour laquelle il éprouve " une sensation d'affinité extrême ". Voulant " vivre une vie en poète ", Thoreau n'hésita pas à rompre pour " ouvrir, vraiment, un autre espace " (p. 89), à changer de terrain pour élaborer un nouveau champ de vie et de travail. White en rappelle la radicalité (au-delà des lectures ou des redécouvertes actuelles, toujours bienvenues) : radicalité rare d'une existence qu'il faut " penser moins en termes d'exotisme que, tout simplement, d' exit " (p. 58). Le désaccord de Thoreau avec son époque est profond en effet ; et il ne souffre pas de complaisances ou d'atermoiements. Thoreau " veut sortir, intellectuellement et physiquement ", écrit White, " il veut aller dehors, afin de retrouver le Monde ". Mais " retrouver le Monde, cela signifie quoi ? " (p. 51-52).
White, et Thoreau avant lui, répondent à cette question, dégageant dans leurs travaux respectifs un " chemin de connaissance ". " Après tous les itinéraires / à travers tous les territoires / une réponse surgit " (" À Roscoff ") : " un champ de forces / un chaos encyclopédique / les strophes d'une catastrophe / avec ses lignes de grâce / et ses exagérations / ses glyphes / et ses ellipses " (" Le complexe centré de Ploumanac'h ").
" En littérature, note Thoreau dans son Journal, ce qui est sauvage seul nous attire. Sagesse et douceur sont synonymes d'ennui. Ce qui nous ravit, c'est le non-familier, le non-civilisé, la pensée libre et vagabonde [...]. Un vrai bon livre est quelque chose d'aussi naturel, primitif, sauvage, d'aussi mystérieux et merveilleux, d'aussi ambrosiaque, d'aussi prolifique qu'un lichen ou un champignon. " Magnus opus d'une extravagance. Hors les cases et les cadres de l'échiquier social, loin des sentiers battus et rebattus de l'espace littéraire, Thoreau ouvre " le chemin d'une poétique postmoderne, c'est-à-dire ni du moi, ni du mot, mais du monde ", commente White.
" La terre ferme ! Le vrai monde ! Le sens commun ! Contact ! Contact ! Qui sommes-nous ? Où sommes-nous ? " écrivait Thoreau dans Walden. L'œuvre de Kenneth White, nomade intellectuel, poète du monde, continue et prolonge cette exigence existentielle et cette économie de vie - " changer de terrain ", " élaborer un nouveau champ de l'être ". Par avancées, ruptures, tâtonnements, jusqu'aux derniers poèmes publiés ce printemps.
Mon legs
à la stupide société
sera un mélange de mépris et d'hilarité
à ceux
pour qui ma vie et ma pensée
étaient un scandale
je laisserai
au bord du cratère
une de mes vieilles sandales.
(" Lettres de l'Etna ") - À la mémoire d'Empédocle)
Olivier Penot-Lacassagne
Kenneth White, Mémorial de la terre océane, traduit de l'anglais par Marie-Claude White, édition bilingue, Mercure de France, 2019, 208 p., 19,80€
et
Kenneth White, Thoreau compagnon de route, Le Mot et le reste, 2019, 130 p., 15€