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Une déception, pourquoi ne pas le dire? Je voulais absolument lire ce roman, je l'ai lu, je n'imaginais pas un instant en le terminant que l'Académie française en ferait son Grand Prix du roman. Et pourtant... Bon, les événements incompréhensibles ne manquent pas dans le monde littéraire. Les livres incompréhensibles non plus...
Les deux premiers romans de Laurent Binet, HHhH et La septième fonction du langage, étaient ambitieux, brillants et
très réussis. Le troisième, Civilizations,
est tout aussi ambitieux et brillant. Moins réussi cependant. On s’y est
précipité en confiance, dans le souvenir des précédentes lectures où le plaisir
côtoyait l’intelligence. Et puis, malgré des moments d’enthousiasme, on a perdu
pied, sans réussir à suivre l’écrivain dans sa reconstruction audacieuse du
monde. Chaque fois que se produit un tel phénomène peu plaisant, il faut
redouter une faiblesse du lecteur plutôt que de l’auteur. Nous nous avancerons
donc avec précaution sur un terrain mouvant qui, peut-être, aurait semblé moins
étranger six mois plus tôt ou six mois plus tard.
Bref, venons-en au fait : Laurent Binet envoie – c’est
la deuxième partie du roman – Christophe Colomb dans une impasse, malgré la
fierté d’avoir pris pied sur quelques territoires peuplés de sauvages et les
avoir attribués à « Vos Altesses », les commanditaires du voyage
d’exploration. En cette fin d’année 1492 porteuse d’abord de grands espoirs,
puis au début de 1493, le vent a tourné, il n’est plus question que d’épreuves
envoyées par Dieu à qui il ne reste plus qu’à recommander les âmes des
courageux aventuriers. Dans son journal, Christophe Colomb écrit, après la mort
de tous ses compagnons : « Je vais nu, comme un chien errant, presque
aveugle, sans plus personne qui fasse attention à moi. » Exit l’homme providentiel
qui aurait dû changer la face du monde – et, selon les historiens, l’a changée.
Mais le romancier n’est pas dupe.
Ceux qui infléchiront véritablement le cours des événements
sont venus de l’ouest, ils ont débarqué à Lisbonne sous le commandement d’Atahualpa,
jeune empereur de Quito déchu après une guerre fratricide qui l’a décidé à
chercher d’autres territoires. Ses effectifs sont réduits : « cent
quatre-vingt-trois hommes, trente-sept chevaux, un puma et quelques lamas ».
Mais ce qu’ils réalisent mérite d’occuper plus des deux tiers de Civilizations.
Atahualpa et son amante Higuénamota, l’âge d’être sa mère,
l’esprit nourri de contes anciens, trouvent Lisbonne dévastée par un
tremblement de terre. La catastrophe sera placée à l’arrière-plan de la
chronique : « L’an 1531 de l’ancienne ère est l’an 1 de la nouvelle
ère, puisqu’il marque la venue de l’Inca, par la mer Océane. » Les remous
sanglants qui ont suivi, en 1492, l’expulsion des Juifs d’Espagne et
l’Inquisition sont effacés par l’avènement de la nouvelle religion du Soleil,
dont l’Inca est le représentant sur terre.
« Les 95 thèses du Soleil » résument les règles en
vigueur dans le « Nouveau Monde » selon une vision inverse de la
nôtre. Elles définissent un cadre religieux d’où découle une politique habile à
utiliser les antagonismes pour se faire des alliés. Les 183 hommes, contre
toute attente, renversent les régimes les mieux établis, la conquête est une
réussite. Elle ne va pas, bien entendu, sans quelques secousses qui sont le
piment de l’Histoire, fictive comme réelle.
Laurent Binet glisse des
clins d’œil – une pyramide est construite dans la cour du Louvre, par exemple.
Et, pour clore le récit dans une quatrième partie, Cervantès entre en scène,
observé notamment en pleine lecture des Chroniques
d’Atahualpa dans une tour dont le propriétaire rentre chez lui : Michel
de Montaigne. Belle rencontre. Mais dont la raison d’être, comme d’autres
anecdotes qui abondent dans le roman, reste obscure.