L’errance et la curiosité sont les deux mamelles de la découverte. C’est en se laissant guider par celles-ci, en plein pilotage automatique, qu’un jour de mars 2019 nous foulions la piste des éditions B2, au détour du stand Île-de-France du Salon du Livre de Paris. Un éditeur passé sous nos radars jusque-là – mais quoi de plus normal pour une maison au nom de bombardier furtif ?
Après consultation, achat et lecture de quelques-uns de leurs livres, passionnants dans le fond comme dans la forme, nous avons eu envie de vous faire partager un parcours d’éditeur plein de turbulences, celui de Nikola Jankovic. Ou comment relier livre et architecture dans des constellations thématiques toujours plus vastes et étonnantes.
Pouvez-vous nous présenter en quelques mots le projet des éditions B2, son équipe ? Quels sont les territoires couverts et l’idée ayant présidé à la création de cette maison d’édition ?
Nikola Jankovic : Avec presque 100 titres à ce jour et aucun salarié depuis 8 ans, B2 se veut un « cabinet de curiosités architecturales » parcourant le temps et l’espace : du néolithique à nos jours en abscisse, et de Los Angeles à Vladivostok en ordonnée (exception faite de quelques items sur la Lune et l’Espace, date anniversaire oblige)… Cabinet donc, mais aussi bien « cosmogonie portative », un cluster d’espèces d’espaces et d’hétérotopies où l’intention (le projet) et parfois sa réalisation architecturales deviennent l’attestation, entre histoire culturelle et économie matérielle, d’un « ça a été » de nos humanités. Unités de temps, d’espace et d’action délimitent ainsi une myriade d’« histoires » recoupant l’Histoire…
Ce qui frappe d’emblée quand on découvre les éditions B2, ce sont les choix graphiques très forts des première et quatrième de couverture. Comment avez-vous conçu ces maquettes accroche-rétine, immédiatement reconnaissables ?
Dois-je bien le prendre !?! Bien sûr l’apparence, la première de couverture et l’ergonomie générale de l’extérieur (puis de l’intérieur) ont leur importance ! Mais le contenu en a davantage… j’y reviendrai. Architecte de formation et longtemps pigiste dans la presse magazine art-architecture-design, je ne connaissais rien ou presque au graphisme à la création de B2 en 2011. Par contre, je savais ce que je voulais : garder le meilleur du livre et du périodique. D’abord un rythme de parution de 12 titres par an, mais un dos carré-collé que l’on ne jette pas mais que l’on range dans une bibliothèque ; ensuite, cette cadence devait induire une sérialité proliférante et des codes-couleurs pour l’organiser. Or, partant du constat d’une érosion de la lecture et d’une augmentation des mobilités, le « petit livre de poche » s’est aussi imposé pour répartir les risques en alternative à l’édition d’un gros long seller académique me faisant de suite déposer le bilan. Optimisé au vu des standards d’imprimeur, le format 10×15 s’est ainsi justifié pour devenir réellement à la taille d’une « poche » – à glisser dans une veste, un sac à main voire une poche de pantalon.
Vu le lectorat visé et mon budget, le « chic-et-pas-cher » (évalué à une place de cinéma ou deux bières en terrasse) m’a semblé un critère important : donc couvertures noires – peu onéreux, mais toujours sobre, classe et sérieux. La réponse fut donc très simple : mélange de Pop Art warholien racoleur et du velours utilisé par les diamantaires d’Anvers (pour laisser à une pierre tout loisir d’exprimer sa coloration), les couleurs de l’arc-en-ciel permettaient d’organiser sept « codes-couleurs » thématiques. L’impression offset en bichromie à « couleur directe » serait même plus lumineuse (plutôt qu’une impression en quadrichromie). J’avais pensé à tout – la déclinaison de couleurs et de formats – puis ai fabriqué mes premiers prototypes seul. J’ai proposé à un ancien de mes élèves aux Arts Déco de m’aider, avant de former mon « écurie » de jeunes graphistes. Partant d’une notoriété nulle et d’un catalogue balbutiant, la reconnaissance a démarré lentement ; mais deux ans plus tard, avec une vingtaine d’ouvrages au catalogue et une refonte de l’identité visuelle née des commentaires de lecteurs, 2013 a été l’année de bascule : un célèbre bureau de graphisme a même éhontément « emprunté » (contrefait) mon système original pour le transposer à des guides de voyages d’un célèbre malletier à monogramme. David contre Goliath : choqué, mais plutôt flatté ! Plus tard, ces gens ont poursuivi leur méfait en déclinant ma gamme de formats medium, large et extra-large ; il y a quelques semaines, et sans vergogne, ils m’ont même proposé leurs services !
Pourquoi avoir choisi le nom de « B2 », tiré du bombardier furtif lancé par l’US Air Force en 1989 – auquel vous consacrez d’ailleurs le livre Fatal Beauty, signé Jan Kovac ?
À cause du groupe U2, de l’Institut national de la propriété intellectuelle, des querelles entre chapelles d’architectes ! Je m’explique : lorsque l’on dépose une marque semi-figurative à l’Institut national de propriété intellectuelle (INPI), on privilégie un nom court, une aisance d’élocution, en français voire en d’autres langues. Côté logo, si le mot « bâtiment » renvoie spontanément à l’architecture terrestre ou navale, la silhouette si iconique du bombardier furtif permettait d’enjamber toute appartenance à telle ou telle chapelle ; en outre, elle me permettait d’embrasser un spectre de conception « architecturale » bien plus vaste… Eh oui, bien que naguère objecteur de conscience, nous avons effectivement consacré à ce superbe appareil de destruction une petite édition numérotée : Jan est un passionné de design spatial et militaire ; fort de 500 visuels d’archives, il vient de sortir un très bel essai sur le programme Apollo, vue de toutes ses infrastructures et bureaux d’études mobilisés pendant quinze ans sur le sol américain, On va marcher sur la Lune. D’ailleurs dès 2016, nous avons décliné le logo unique de la « marque B2 » en des logos propres à chaque format, avec le détourage d’autres appareils furtifs. Le B2 à l’envergure d’A380 est donc resté le logo du plus petit format, mais aussi de la marque protégée !
Comment naissent les projets de livres ? Et comment choisissez-vous les auteurs avec lesquels vous travaillez ?
Il n’existe aucune règle. La feuille de route initiale a été respectée pour les 2 ou 3 premiers titres de chaque code-couleur : un cocktail en trois tiers. 1/3 de titres du domaine public (enrichis par une édition scientifique augmentée justifiant la ressortie d’un sujet ancien) ; 1/3 de titres d’auteurs francophones actuels ; puis 1/3 de traductions, option onéreuse pour de la micro-édition indépendante, mais nécessaire, non seulement pour un cabinet de curiosités, mais aussi pour publier des spécialistes étrangers, souvent enseignants dans de grandes universités nord-américaines. Dans un second temps, il a fallu faire de nouveaux tris, économiques, prioritaires, stratégiques : restreindre les projets coûteux ou sans chance de succès ; oser contacter prioritairement quelques auteurs admirés, confirmés ou en devenir, français (Patrick Boucheron, peu avant sa nomination au Collège de France) ou étrangers (professeurs à Harvard, Columbia, Princeton, UCLA), souvent sollicités pour un article ancien réarrangé et à titre gracieux – je reste admiratif de leur générosité intellectuelle et leur en reste redevable.
Au-delà d’une certaine masse critique, non seulement la « nation arc-en-ciel » des titres du catalogue prenait vie, mais elle permettait désormais une nouvelle étape épistémologique de ce qui n’était alors que de petites briques taxinomiques éparses : l’interconnexion et la prolifération des titres, sujets et auteurs. Cette triangulation pouvait se faire au sein d’une même « collection » ou en arborescences transversales, par capillarité, d’une section l’autre, pour former une « constellation de constellations » interconnectées. Cela complète sa dimension « Galaxie Gutenberg ». Enfin, une troisième étape surgit avec un début de notoriété, consistant à gérer le système, le mettre à jour et l’adapter aux inputs, absents au départ : des auteurs vous sollicitant avec un manuscrit, de prétendues aides ou subventions (environ 10 % de nos titres), gérer la pénurie, le calendrier, les déficits… J’ai une vision très pessimiste de mon avenir professionnel, citoyen, humain…
Vous semblez avoir une définition très particulière, ou du moins assez large, de ce que peut recouvrir le terme « architecture » – c’est du moins ce que votre catalogue laisse entendre…
Vous trouvez ? À lire le nom des collections, j’y trouve une grande cohérence : tout repose précisément sur cette compréhension extensive de l’« architecture » entre ses tracas du quotidien (art, politique, économie) et ses retombées humaines, sociales voire civilisationnelles. Transposée dans la matrice B2, elle fédère un champ épistémique incluant le design (rouge), l’actualité (orange), toutes sortes de « territoires » (jaune), des aspects plus sociétaux (vert) ou contre-culturels (bleu), mais aussi de patrimoine (rose) et de « fac-similés » attestant de documents oubliés (violet). À quoi il faut ajouter une huitième « couleur », une encre métallique bronze, sur le conseil d’un graphiste qui me dissuada d’utiliser le sépia initialement souhaité pour la collection « Flashback », des monographies-testament d’architectes en fin de vie sur une seule de leur œuvre : pour lui, cette évocation rétro était too much, alors que la seule encre métallique bronze transcendait une carrière d’Immortels ! Et il n’avait vraiment pas tort !
Toutefois il est vrai que le nombre des acceptions du mot « architecture » n’a d’égal que la richesse du verbe to design en anglais, sans même parler des sens plus ou moins extensifs ou spécialisés qu’en auront un artiste, un ingénieur, un philosophe ou informaticien – qui tous donnent au mot « architecture » un sens spécifique. À l’ère du big data et du réchauffement climatique, les trois points de Vitruve « Utilité, Solidité, Beauté » obligent de surcroît à une compréhension plus systémique et environnementale des artefacts intentionnels ou involontaires que nous, humains, habitons et aménageons auprès des non-humains…
Votre catalogue regroupe pas moins de 15 collections : est-ce que ça n’induit pas un problème de gestion de votre côté, et de segmentation trop importante pour les lecteurs ?
Assurément, vous n’avez pas tort : 15, c’est trop – sauf à hiérarchiser ¾ des titres dans 8 collections thématiques, et le dernier ¼ dans 3 collections de formats et 4 autres vraiment plus marginales. Au départ, la taxinomie des mots et des choses de mon projet était simplement d’agréger des micro-histoires que la restriction pédagogique et temporelle tend à supprimer dans un manuel embrassant l’Architecture « de l’Antiquité à nos jours » : en allant de la pyramide égyptienne à la Renaissance puis à Le Corbusier en 26 leçons/chapitres, on oublie l’histoire culturelle de la « pelouse américaine » ou de l’incidence sur l’« architecture » du Spoutnik et du fondateur de Playboy magazine proposée par Beatriz Colomina ; on zappe le projet cybernétique pour piloter le Chili de Salvador Allende ou l’odyssée des modules Apollo et des combinaisons spatiales Playtex. Et puis, comme la construction méticuleuse d’un Kubrick ou d’un Hergé, j’aime unifier dans un temps rapproché hippies californiens et projets nazis, ikebana post-Hiroshima et bulldozers israéliens, tribu d’Amazonie et architecture corporate IBM, ou bien faire cohabiter Néolithique, Moyen Age, Renaissance et smart cities dans la longue durée. Pour le meilleur comme pour le pire, cela nous montre qui « nous » sommes… ou n’avons pas été.
Les fonctions d’editor et de publisher, qui font de moi un « éditeur » devant rendre public en « publiant », m’ont incité à délaisser une ligne éditoriale par titre/ISBN au profit d’une organisation par collection/ISSN fédérant un système ouvert, croisé et encore en expansion. Structurant, le cloisonnement par collection maintient toutefois encore une démarche encyclopédique apposant des entrées et des renvois transversaux ; et d’un certain point de vue, elle l’est. Mais la finitude des éditions imprimées de l’Universalis est morte le jour où Wikipédia est né et survit difficilement !
Lorsque vous vous êtes lancés dans l’édition, aviez-vous en tête des maisons d’édition qui vous inspiraient particulièrement ? Et à l’inverse, des travers à éviter ?
Oui, forcément, un éditeur est par essence d’abord un lecteur. Mon projet s’est évidemment inspiré des « modèles », à suivre et à ne pas suivre : des Que sais-je ?, des petits livrets Allia ou de l’intéressante expérience (mais avortée) des petits livres de poche Points2 du Seuil dont le très bon spot en ligne moquait les pubs sensuelles de l’iPad. Tous mes projets numériques n’ont jamais démarré, mais j’ai encore des discussions passionnées sur le sujet – et des projets à moyen terme. D’ailleurs, depuis l’invasion de Netflix et le déclin de la télévision linéaire, la « convergence » est décidément d’actualités, y compris dans l’édition – ainsi qu’en témoigne l’étrange stratégie de Vivendi/Editis selon Arnaud de Puyfontaine et dans la continuité de Jean-Marie Messier…
Après, je le mesure empiriquement : happé par les manuscrits et le flux de la presse écrite, je ne lis quasiment plus de livres. Je regrette cette cadence stakhanoviste de notre quotidien, tout comme l’offre pléthorique et marketée des industries culturelles dictées par les écrans, les forfaits illimités, les lieux d’exposition ou les supports d’éditions textuelles ou audiovisuelles : qu’il était simple le monde analogique d’avant, avec des livres convenus, de jeux de société en bois ou carton, de quelques films de producteurs établis et trois chaînes d’Etat en noir et blanc ! Au départ, en 2011, mon capital social n’était que de 10 000 euros : la sortie d’un seul fiasco immédiat ou long seller de 600 pages invendu sur quinze ans mettait d’emblée fin à l’histoire ; et puis mon projet initial était l’édition électronique pour iPad, acheté dès sa première sortie au printemps 2010. Son, vidéo, agrandissement des images sur un écran tactile, bookmarks, annotations, hyperliens, moteurs de recherche, un monde nouveau s’ouvr… s’est soudainement refermé : à l’instar de mon arrière-grand-oncle Nikola Tesla (dont un B2 raconte l’impasse philanthropique de son rêve de gratuité d’électricité mondiale face à son business angel, le banquier John P. Morgan, féru de compteurs, box et forfaits pour « accès illimités »), les G, A, F et A de Californie ont tout de suite bridé, verrouillé les interfaces et les licences aux consommateurs, imposé leurs diktats à l’édition et aux médias. Les quotidiens, hebdos, mensuels et éditeurs de romans ou de beaux livres ont tous cherché peu ou prou l’équilibre entre potentiel technologique, modèle économique et contrefeu juridique : maigre bilan. We are the world : les hippies du Summer of Love ont donné vie aux libertariens 2.0 et à la nouvelle Silicon Valley, tandis que l’utopie socialiste et éducative a buté à la réalité oligarchique et capitaliste. Donc oui, à court terme il existe des œuvres d’éditeurs et de graphistes à suivre, assurément… mais la nouvelle Frontière n’est pas là !
Quels objectifs vous fixez-vous pour les années à venir ?
Rester vivant ! Autant dire : un vœu-pieu, car c’est impossible sans le parapluie d’un plus puissant que soi. Si l’on exclut les secteurs bien-être / BD-manga-fantasy, le secteur de l’édition au sens traditionnel stagne, voire décline. L’architecture est un sous-genre de l’édition d’art, mais souvent perçue comme trop spécialisée ou technique. En France, les programmes d’aides et subventions ne lui sont guère favorables. Moins de 10 % de mon catalogue a été aidé, jamais par le CNL et aucun dispositif n’existe à la Culture pour l’architecture (sauf à coéditer des ouvrages d’écoles). Quant aux institutions publiques et muséales, elles sont elles mêmes fragiles et sous perfusion… Récemment, les éditions B2 ont bénéficié d’une subvention américaine : elle sera versée trop tard et n’épongera pas le déficit. Avant même d’imprimer, je sais que ce titre me fera perdre de l’argent. Alors, quel objectif ? Gagner au loto ; malheureusement je n’y joue pas…
Qu’avez-vous appris du monde de l’édition en devenant un de ses acteurs, et plus particulièrement de l’édition d’essais/non-fiction ?
Je viens de vous répondre. Bénéficier des largesses d’un mécène qui n’existe pas (et n’a d’ailleurs pas le droit d’aider une société commerciale) ; vivre sous la protection d’un puissant suzerain qui verrait en B2 ou en son éditeur l’opportunité de renforcer son secteur « architecture » (il en existe moins de trois) ; gagner au loto (à condition de tenter sa chance) ; ou mourir plus ou moins rapidement. Pour le moment, et parce qu’avec aucun salarié mes déficits restent très « raisonnables », j’ai opté par défaut pour cette solution finale…
Quatre livres (et autant de constellations) pour découvrir les éditions B2
Vous l’avez compris, même si je fraye avec les graphistes et les imprimeurs, je reste un architecte docteur en géographie. À ce titre, je suis, à titre personnel davantage un editor (ou « directeur de collection ») qu’un publisher. L’échelle à laquelle je me sens à l’aide est non pas le « livre » en soi, mais l’agencement de titres s’interconnectant en collections.
Pour filer la métaphore neurologique ou informatique, les livres sont des « terminaux », des unités individuelles ou terminaisons synaptiques. Moi c’est les réseaux qui se prolongent derrière que j’aime passionnément, fiévreusement « collectionner ». Vous citer trois titres pouvant chacun participer d’un rhizome d’un catalogue lui-même en expansion n’a guère d’intérêt ; par contre, articuler l’éloquence architecturale dans la Renaissance italienne (Patrick Boucheron) à la « topologie » des cartes et des territoires de Michel Houellebecq (Clémentin Rachet) ou à l’histoire culturelle de la pelouse américaine (Beatriz Colomina) tout en suivant image par image les treize missions spatiale d’Apollo (Jankovic & Vadé) et d’une émulation intellectuelle – surtout pour penser les prochaines décennies !
Merci à Nikola Jankovic pour ses réponses
Entretien réalisé par Nicolas Hecht