Par Marwa Bouchkara Rédigé le 29/10/2019 (dernière modification le 29/10/2019)
Dans tout le pays des centaines de milliers de personnes sont descendues dans rue pour exprimer leur mécontentement face à la politique d'austérité menées depuis des années par le gouvernement et demander haut et fort la réforme du système politique en place. Crédit photo CJ
Nous sommes le jeudi 17 octobre. A l'heure où beaucoup passent à table, Mohamed Choucair, ministre libanais des Télécoms, décide de mettre l'eau à la bouche de ses concitoyens. Au nom du gouvernement, il annonce, en effet, qu'une nouvelle taxe va être instaurée. Celle-ci devrait entrer en vigueur dès le 1er janvier 2020 et elle concernera les messageries instantanées du type Whatsapp. Dans un pays où le coût des offres téléphoniques est bien au-dessus des moyens de la population, ces messageries, gratuites, occupent une place de numéro un en matière de communication. L'annonce de la taxe, à hauteur de 20 cents de dollar, ne pouvait donc pas passer inaperçue. D'autant plus que grâce à cela, le calcul était fait d'avance, c'est près de 200 millions de dollar par an qui serait directement alloué à l'Etat. Dans un pays où la corruption et le népotisme touchent toutes les strates du pouvoir, cette "taxe de trop" a été perçue comme une nouvelle occasion d'appauvrir le peuple et de permettre l'enrichissement des élites sur son dos. Le peuple a donc décidé de dire non.
Des rassemblements inédits sous un seul et même drapeau
Dans toutes les rues du pays, c'est le drapeau libanais qui flotte, aucun autre drapeau n'est toléré car cette fois ci le peuple est uni. Les Libanais de tout bords politiques et de toutes classes sociales sont les uns aux côtés des autres pour défendre un intérêt commun et réclamer une amélioration des conditions de vie. Crédit photo CJ
Dès l'annonce de la taxe, une centaine de personnes descendent dans les rues. Et très rapidement, le mouvement a pris une ampleur inimaginable. Bien que l'instauration de la taxe ait été écartée par le gouvernement le soir même de l'annonce, le lendemain ce sont des centaines de milliers de personnes qui ont décidé de faire entendre leur voix au cœur de la capitale, Beyrouth, mais aussi dans le reste du pays. Un mouvement décentralisé, où le peuple ne fait qu'un. C'est d'ailleurs ce qui différencie ce mouvement de tous ceux qui l'ont précédé. Beaucoup comparent 2019 à 2005 où les Libanais, après l'assassinat de Rafiq Hariri, à l'époque Premier ministre, se sont rassemblés pour dire stop à la présence syrienne au pays des Cèdres. D'autres font un parallèle entre 2015 et 2019. En 2015, la société civile s'était alors rassemblée - lors de la "crise des poubelles"- à la suite de la décision du gouvernement de fermer la plus grande décharge de Beyrouth sans pour autant avoir la capacité de collecter les ordures.
Mais en réalité, ces mouvements sont bel et bien différents notamment en termes d'unité nationale. En 2005, les Libanais étaient divisés. Parmi les manifestants, convaincus que les Syriens étaient à l'origine de l'attaque contre le Premier ministre, on trouvait principalement des sunnites, des druzes et des chrétiens. Parmi les contre-manifestants, les partisans du Hezbollah et du Amal défendaient la tutelle syrienne. Bien que de nombreuses contre manifestations pro-syriennes ait été organisées, grâce au soutien des Occidentaux, en 2005, le Liban est libéré de son voisin syrien. Quelques années, et quelques crises plus tard, en 2015, c'est uniquement à Beyrouth que le mouvement prend place. Aujourd'hui ces divisions territoriales, politiques et confessionnelles n'existent pas, ou du moins elles sont mises de côté. Chacun garde bel et bien son identité et son appartenance, chacun s'assume mais tout le monde est Libanais. Et c'est probablement ce qui fait la force des rassemblements.
De partout dans le pays les manifestants chantent l'hymne national sous un même étendard : le drapeau libanais. Chloé, étudiante en 3ème année Science Po Paris et à la Sorbonne en cursus histoire, qui dans le cadre de ses études a intégré la Lebanese American University à Beyrouth, explique que dans les manifestations " tout autre drapeau que le drapeau libanais est très mal accueilli ". En témoigne la tentative, échouée, des partisans du Hezbollah et du Amal qui ont brandi des drapeaux politiques et ont scandés des slogans pro-parti au milieu de la foule le vendredi 25 octobre. Cette action, que l'étudiante française décrit comme " une tentative de dissuasion ", a conduit à l'intervention de l'armée après des heurts entre les partisans politique et les manifestants. Aucune politisation du mouvement n'est donc tolérée. D'ailleurs, autre fait qui a pu en surprendre plus d'un, les manifestants osent s'en prendre, pacifiquement, à des dirigeants de leur propre communauté, y compris dans les bastions politiques où les chefs de partis sont au pouvoir.
Ensemble pour dire stop au système actuelDésormais, grâce à cette unité nationale, tous les maux du pays, qui touchent chaque habitant dès sa naissance, sont de nouveau placés au-devant de la scène. Ce n'est plus simplement un mouvement contre une taxe mais bel et bien un soulèvement en faveur de l'amélioration des conditions de vie. Au Liban, où la croissance est proche des 0%, plus d'un quart de la population vit sous le seuil de pauvreté. Selon la Banque Mondiale la dette dépasse les 86 milliards de dollar soit plus de 150% du PIB. Troisième taux le plus élevé du monde après le Japon et la Grèce. Le pays, où le chômage est estimé entre 15 et 25%, selon un rapport du cabinet de conseil McKinsey, connaît également une pénurie importante en électricité et en eau potable. Autre particularité, le système politique, favorise le népotisme et la corruption. Les fonctions officielles et administratives étant réparties entre les communautés religieuses du pays sans réel contrôle. En bref l'étau resserrait jusque là le bas de la pyramide social, mais désormais c'est vers le haut que les choses se gâte car on ne compte pas s'arrêter tant qu'il n'y aura pas de changement. Et le changement doit être concret. Avec sa " Révolution", " le peuple veut la chute du régime " - un air qui n'est pas sans rappeler les slogans phares du printemps arabe. Le peuple veut des actes et pas de simples mots.
Même si certains débordements ont pu être constatés, c'est une Révolution Pacifique qui est favorisée. Dans la plupart des rassemblements on scande des slogans mais on favorise aussi l'échange, la bonne ambiance est souvent au rendez-vous avec beaucoup de musique et danse notamment les rassemblements nocturnes. Crédit photo CJ
De la démission aux promesses : les réactions des politiques face à l'appel de la rueAu troisième jour de protestation, le samedi 19 octobre, ils ont eu une première réponse. Samir Geagea, chef du parti des Forces Libanaises, parti chrétien allié du Premier ministre Saad Hariri, annonce le départ de ses 4 ministres du gouvernement. "i[Nous sommes convaincus que le gouvernement n'est pas en mesure de prendre les mesures nécessaires pour sauver la situation [...] c'est pourquoi le bloc parlementaire a décidé de demander à ses ministres de démissionner]i" a-t-il déclaré. Une annonce bien accueillie par les manifestants, qui ont très rapidement rappelé, avec le slogan " Tous signifie Tous", qu'ils souhaitaient que ce soit l'intégralité de la classe politique qui soit remaniée. Deux jours après ces départs, le lundi 21 octobre, c'est le Premier ministre Saad Hariri qui prend la parole. Ce dernier annonce une série de réformes " essentielles et nécessaires" parmi lesquelles le vote d'un " budget 2020 sans impôts supplémentaires pour la population ″, la baisse de 50% sur le salaire du Président de la République, des ex-Présidents, des ministres et des députés ou encore l'instauration de taxes nouvelles pour les banques.
Le Premier ministre s'est aussi dit prêt à démissionner, si quelqu'un avait de meilleures solutions à proposer à sa place. Il s'est par ailleurs prononcé en faveur d'élections anticipées, " votre voix est entendue et si vous réclamez des élections anticipées je suis personnellement avec vous″, et d'ajouter face caméra que "i[ces décisions n'ont pas été prises pour demander de cesser de manifester ou d'exprimer votre colère [...] c'est vous qui déciderez de le faire, personne ne vous impose de délai]i". Le soulèvement peut donc continuer librement, avec l'approbation du Premier ministre. Et comme un discours n'arrive jamais seul, quelques jours après, le jeudi 24 octobre, c'est le président Michel Aoun qui prend la parole. Reconnaissant la défaillance du système actuel, qu'il qualifie de dépassé car "il est paralysé depuis plusieurs années", il promet d'agir en faveur d'une réforme. " Nous pouvons moderniser ce système par le biais de la communication" explique-t-il avant de rappeler, pour ce qui est de la corruption, que " les lois portant sur la création d'un tribunal spécial pour les crimes liés au gaspillage de fonds publics et à la lutte contre la corruption seraient bientôt approuvées par le Parlement ″. Mais, ce n'est pas assez.
Des promesses illusoires encourageant la poursuite du mouvement" Les Libanais sont tellement habitués à avoir ce genre de discours avec de belles promesses qu'ils ne les écoutent même plus" indique Chloé, l'étudiante française qui a décidé de participer aux manifestations car elle veut " Vivre l'Histoire″ mais aussi et surtout parce qu'elle vivra au Liban pendant un an et que depuis son arrivée en août 2019, elle s'est rendu compte " qu'il y a beaucoup de problème que ce soit au niveau de l'eau, de l'électricité, du ramassage des déchets, des perspectives d'avenir, etc..." et que pour ses amis Libanais " il faut que les choses changent ″. Clairement les Libanais ne peuvent plus supporter de telles conditions de vie, ils vont donc pour eux et les générations à venir, continuer de se mobiliser. Tous ceux qui sont dans les rues resteront car ils ne font pas confiance aux promesses des dirigeants. Des promesses il y en a déjà eu pleins auparavant mais à ce jour, elles ne sont toujours qu'illusion. Le pays s'était par exemple engagé, en avril 2018, à se réformer contre des promesses de dons d'un montant de 11,6 milliards de dollars. Toujours pas l'ombre d'une réforme plus d'un an après.
C'est pourquoi, les manifestants continueront d'attendre et de se faire entendre. Ils continueront de paralyser le pays, en barrant les routes, et provoquant la fermeture des banques, des institutions publiques, des magasins ou encore des universités. Ils feront face à l'armée, et à tous ceux qui tenteront de les arrêter, comme ce fut le cas ce samedi 26, au 10ème jour de manifestation, où les soldats jusque-là placés en "protecteurs des manifestants″ ont eu recours à la force. Le Premier ministre ayant réagi à ces débordements en réclamant " une enquête immédiate" et en insistant sur " la nécessité de respecter la liberté d'expression pacifique ″. Car c'est aussi ça le Liban, un pays où les manifestations se passent dans la joie et la bonne humeur. Jour comme nuit, depuis le début du mouvement il n'est pas rare de croiser des manifestants qui se réunissent autour d'un repas ou d'une chicha. Des manifestants qui dansent et qui chantent tandis que d'autres échangent avec des universitaires comme c'est le cas au cœur de "l'œuf", un cinéma désaffecté, détruit pendant la guerre civile, où des conférences sont menés par les enseignants de l'American University of Beyrouth et de la Libanese American University.
Audio Marwa Bouchkara Manifestations Liban.mp3 (1.87 Mo)
Autres articles dans la même rubrique ou dossier: